Magazine Journal intime

# o4 — ÉLOGE DE LA DALLE EN PENTE

Publié le 02 décembre 2009 par Didier T.

# o4 — ÉLOGE DE LA DALLE EN PENTE
Passé la stupeur et une petite phase d'adaptation facile à comprendre, une des choses qui m'a le plus frappé quand j'ai atterri en ‘maison d'arrêt’ c'est le nombre de taulards dont je me demandais ce qu'ils foutaient à croupir là. Des mecs comme toi ou moi, un boulanger, des glandeurs, un architecte, un ambulancier, des papas, des papis, de jeunes têtus, de vieux roublards, et même un ingénieur de chez Renault au Gabon qui m'en a raconté de bien bonnes sur la Françafrique pendant qu'on jouait aux échecs vu qu'on était les deux seuls dans toute la taule à avoir refusé la télé comme somnifère. Bref, une liste interminable de 'next door fellows' parmi le cheptel de la Tentiaire du Pays des Droits de l'Homme, des tas de types temporairement échoués qui avaient raté une marche dans leurs vies, foiré une affaire absolument pas criminelle, des hommes qui à un moment s'étaient enlisés dans des situations sablemouvantesques, et puis voilà, la pente plus ou moins douce... on s'obstine dans l'ornière ou on tente un dernier mauvais coup de dés façon roulette russe avec cinq balles dans le barillet, on trafique les comptes au-delà de l'OM, on promet des trucs contradictoires et incompatibles pour tenir jusqu'au lendemain matin, on veut sauver des apparences insauvables donc on accumule les épines de plus en plus piquantes... on aggrave son cas allegro fortissimo, la pente de moins en moins douce... puis les évidences giclent au grand jour et comme presque toujours le banco va à la banque, l'estafette bleu marine devant le pavillon familial sous le regard des voisins navrés, les bracelets, le piano, la ceinture et les lacets dans le sac plastique, le juge d'instruction... on ne passe pas par la ‘case départ’, on ne touche pas les 2oooo rondelles, on atterrit direct au petit coin de cagibi conçu à cet effet. Ça peut très vite arriver à n'importe qui, faut pas croire, à toi aussi... une fois lancée c'est vertigineux la spirale de la mouise, la ‘loi de Murphy’, les emmerdes qui “volent en escadrille” comme disait ‘notre maison brûle et nous regardons ailleurs’. Pourtant, si on voulait on pourrait assez facilement mettre en place des solutions alternatives pour tous ces gens, les malchanceux récidivistes, les pauvres gars dépassés par leur situation, les ‘qui ont perdu pied’, tous ceux qui ont merdé mais n'ont rien à foutre en taule parce que leur comportement ne représente pas un danger pour leurs semblables... plutôt que de les boucler au trou ces ‘chevaliers de la louze’ on pourrait les punir autrement pour marquer le coup, les amener à réfléchir sans les enfermer avec des fauves professionnels, ils modifieraient d’eux-mêmes leurs comportements, ce serait plus efficace pour la collectivité et ça ne coûterait pas très cher, peut-être même qu'au final ça économiserait des sous au tribuable tout en permettant de mieux traiter dans le carcéral le cas des vrais prédateurs qui foutent des vies en l’air pour leur consommation personnelle et envers qui il faut se montrer sans pitié. On pourrait aménager tout ça en fonction du degré de dangerosité, on ne veut pas. Pourquoi? Ah, ça... faut demander aux intellectuels engagés, ils connaissent tout sur tout depuis toujours et à jamais, c’est à se demander pourquoi personne n’écoute les vérités dont ils nous oignent façon monologue en nous regardant comme des moutons asservis, “et les démasqueurs de scandales prennent le goulag pour disneyland”.
Mais même si la taule regorge de braves hommes défractés par les sales péripéties qu’inflige parfois la vie aux honnêtes citoyens en perdition temporaire, en zonzon on croise aussi plein de types qui ont vachement le profil de la situation, faut bien reconnaître, des mecs total raccord avec le paysage. Observer ça ‘in vivo’ quand on est tout jeunôt c'est instructif... c'est même sacrément formateur pour peu qu’on ait l’esprit à gratter les cloques dans les peintures, de ce point de vue-là je ne regrette pas la session, par la suite ça m’a sans doute évité de proférer en toute bonne foi bien des âneries désincarnées. Une bande de faisans qui ont fait de l’enculage de leur prochain leur raison de vivre en ce bas-monde, on n’a pas ça tous les jours sous la main... et tous plus innocents les uns que les autres, évidemment —Alphonse Boudard a très bien raconté ça, si ça vous intéresse lisez "la cerise" ou "la métamorphose des cloportes". C'est incroyable, quand on y pense, le nombre d'erreurs judiciaires au pays de Diderot. En prison vous n'imaginez pas la densité d'innocents au mètre carré, un gisement de blanches colombes outragées comme on n'en rencontre nulle part ailleurs dans la société, pas même je suis sûr dans celle des ‘belles lettres’ qui a pourtant l'air gratinée en la matière. Un coupable enchristé c'est tellement rare qu'en huit mois de ballon je ne me souviens même pas en avoir rencontré un, c'est dire. D'ailleurs, une fois sur place j'ai vite compris, alors quand on me demandait pourquoi j'étais là, je répondais la Vérité Vraie.
— "Ben comme tout l'monde, chuis zinnocent.".
Mais je sentais bien que ça ne le faisait pas, peut-être à cause du sourire, ou du ton, ou du "comme tout l'monde", ou des trois, ou autre chose —la ‘Vérité Vraie’ ça ne suffit pas, il faut l’accompagner de l'enrobage ad hoc et je ne l'avais pas et je ne cherchais pas à l'avoir, dans mon jeune temps j'étais psychologiquement le même mec que maintenant avec juste un peu de nervosité en plus et de ‘prise en compte du monde’ en moins, enfin bref, si je ne suis pas mort avant d'être vieux je vous raconterai tout ça dans mes Mémoires d'Outre-Flemme.
J'avais été amené dans cette taule en milieu de nuit un beau jour de mes 23 ans, l'encre du ‘mandat de dépôt’ pas encore sèche. On m'avait bouclé dans la ‘cellule des arrivants’, comme on dit. J'étais le seul arrivant cette nuit-là, c'est mieux pour les ronflements. Je m'étais allongé sur le pieu accroché au mur et j'avais roupillé comme un innocent qui ne vient peut-être pas de naître mais qui a sacrément besoin de pioncer, et tant pis si depuis pas mal d'heures personne ne s'était souvenu que j'avais un estomac. Au matin les matons déverrouillent toutes les portes, alors je me réveille et vu que c'est ouvert je sors mon museau pour voir un peu à quoi ça ressemble dans la lumière du jour, mon nouvel HLM. Ça faisait comme un pont de paquebot avec plein de types accoudés au bastingage, sauf que visiblement la croisière s'amusait pas trop. Tu débarques, c'est comme partout, si t’es pas kamikaze tu la fermes, tu ouvres tes yeux, tes oreilles, tes narines, tu essayes de comprendre un peu ce qui se tambouille dans le secteur histoire d'éviter les plus gros pièges à con. Le minimum, quoi. Dès les premières secondes, une évidence: on m'a téléporté sur Saturne sans me donner le mode d'emploi. “Bon”, que je me dis, “vu que ça va durer lontano on va y aller piano”. Donc piano, toutes antennes dehors et sans jamais tourner le dos à personne.
Et là en cette première matinée sur le pont de ce Paquebot France du Service Public, un genteulmane passe devant moi avec sa tinette dans une main (comme chez Jean Valjean, oui), un type qui manifestement marchait plusieurs centimètres au-dessus de ses chaussures, vraiment le gars qu'à sa tronche tu captes tout de suite qu'il n’habite pas là, ce résident. Surprenante vision bucolique, n’est-il pas?
Quelques jours après j'ai eu l'occasion de discuter avec cet adepte de la lévitation au sortir du lit, pot de chambre en main. Ça faisait deux mois qu'il était bouclé mais il n’arrivait toujours pas à y croire, chaque matin en se réveillant il encaissait un choc mental qui le rendait zombie pour une demi-heure, comme dans le film "un jour sans fin". Faut dire que c'était un fonctionnaire qui payait ses impôts et tout et tout, père de famille, 33 ans, jusqu'ici jamais traversé hors des clous, même qu'il bossait pour le Ministère de l'Intérieur. Il était là parce qu'il avait fondu un plomb dans la rue, un soir après le restaurant, il avait picolé, il était crevé, rendu hypersensible et voilà... une goutte avait fait déborder son vase et hop, en plein centre-ville il avait sorti le flingue qu'il gardait dans la boîte à gants de sa voiture (avec permis de port d’arme, évidemment) et il avait vidé le chargeur vers le ciel pour se retrouver la truffe écrasée sur le trottoir comme dans un film avec Bruce Willis. Résultat: un an de vacances républicaines dont huit mois ferme.
Ce gars-là et moi, on est devenus copains. Il ne jouait pas aux échecs mais j'aimais bien sa manière de penser. Par exemple, au début, quand il m'expliquait des rouages sur le fonctionnement de la ratière, on avait des discussions genre qu'il me disait:
— "Lui, c'est Delgado, un proxénète. Depuis vingt ans il passe la moitié de sa vie ici. Il n’est pas malheureux. Dehors, ça bosse dur pour lui. Et même dedans si t'as les moyens. C'est aussi le délégué des détenus. Parce que tu imagines bien, pour nous représenter auprès de la direction il nous fallait un individu d'une moralité exemplaire. Un innocent emblématique, en somme."
— "Tu crois pas qu'un pédophile nous aurait mieux représentés?"
— "Ah non! Les pédophiles sont tous un peu poètes. Tandis qu'un proxénète, un homme qui allie des qualités de terrain et de gestion, pour une négociation y'a pas mieux. Nan nan, j'te dis, on a fait le meilleur choix. Mon seul regret c'est que tu n'étais pas encore parmi nous au moment des élections, il a perdu une voix."
— "C'est une douleur insurmontable pour moi d'avoir raté ce scrutin primordial, je t'assure. Je ferai mon possible pour être présent la prochaine fois."
Enfin bon, vous voyez l'ambiance... dans ce triste cirque sans fin on se dépatouille comme on peut pour ne pas tourner dingo.
On a beaucoup discuté, lui et moi. Il m'avait surnommé "le roquet paradoxophile et concupiscent" mais je soupçonne que c'est un surnom qu'on lui avait donné à lui avant. On s'est aidés l'un l'autre, quoi.
Un jour, au bout de plusieurs mois, un coup qu'on tournait en rond notre petite heure quotidienne dans la cour à papoter de choses et d'autres comme des ménagères à Carrefour, il m'a raconté qu'en tant qu'architecte au Ministère de l'Intérieur il avait dessiné les plans des cellules de dégrisement de l'hôtel de police lors d'une rénovation. Et que suite à son coup d'éclat façon Lucky Luke et vu ses grammes dans le sang ce soir-là, il avait fini la nuit dans l'une d'elles et que ça lui avait vraiment causé une drôle d'impression, comme de se retrouver dans 'la quatrième dimension' ou 'les jeudis de l'angoisse'. Alors moi, forcément, suite à cette révélation je lui ai posé la question évidente:
— "Et maintenant que tu as testé une des cellules que tu as conçues sur le papier, si tu devais les refaire, tu les referais pareil?"
Il a réfléchi sur vingt ou trente mètres de cour (ce qui est beaucoup) et il a répondu:
— "Heu... après usage, je crois que la dalle du sol je la dessinerais légèrement en pente. Avec au bout de la pente des grosses évacuations, comme des tuyaux de gouttière."
Et on voyait bien dans ses yeux que le souvenir de ce ratage conceptuel du pentu de la dalle sonnait encore très douloureux à sa mémoire de citoyen meurtri.


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