Magazine Journal intime

Echos de la guerre des écoles

Publié le 28 octobre 2007 par Ali Devine
Battle-of-crecy-froissart.jpg Madame Benabdelmoumni, mère de Smaïn et Marwan :
"Mais pourquoi vous leur donnez pas plus de devoirs ? Des fois, Marwan rentre à la maison le soir, je lui dis 'Montre-moi ton agenda', et il n'y a rien de noté dedans. C'est pas normal, ça, monsieur.
-Madame, je ne peux pas parler pour tous mes collègues, mais je pense que ça tient à deux choses. Primo, ça ne sert pas à grand chose qu'on donne des devoirs, vu que la majorité des élèves ne les font pas.
-Ah mais moi je vérifie !
-...et secundo, Marwan, comme beaucoup d'autres élèves, ne note pas ses devoirs. Voilà, c'est la fin de l'heure, on leur dit 'faites tel et tel exercice pour lundi', on les marque même au tableau, mais la plupart des élèves rangent leurs affaires comme si de rien n'était.
-Mais il faut les forcer ! Il faut venir à côté d'eux, leur demander 'Tu as noté tes devoirs ? tu as noté ?'
-Oui, vous avez parfaitement raison. C'est ce qu'il faudrait faire. On le fait, d'ailleurs, au début de l'année. Mais à la longue, vous savez, la mauvaise volonté systématique, ça fatigue. En plus, certains élèves n'ont pas d'agenda, d'autres ont perdu le manuel où figurent les exercices qu'ils sont censés faire. Et puis, essayez de vous mettre à notre place : vous avez vingt-cinq zigotos qui traînassent dans votre salle de classe, et vingt-cinq autres zigotos qui chahutent dans le couloir en attendant que vous les fassiez rentrer, ça crie, ça s'agite de partout. C'est pas toujours facile dans ces conditions d'aller voir Tartempion pour lui demander, 't'as bien noté tes devoirs pour lundi prochain ?' Parce que pendant que vous faites ça, il y en a trois autres qui sont en train de vous chaparder vos craies pour se les jeter dessus lors du cours suivant.
-Mais c'est important, monsieur, de donner des devoirs. Quand j'étais élève, les professeurs donnaient des leçons entières à apprendre, et on les apprenait, ils donnaient des pages et des pages d'exercices, et on les faisait. Et ça marchait bien, on apprenait des choses. Pourquoi vous ne faites plus comme ça ? Et les punitions, pourquoi vous ne donnez pas plus de punitions ?"

*   *   *   *   *
J'ai fait mon service militaire en coopération. On m'a nommé professeur dans une école française à l'étranger. Le collège y était minuscule, les quatre classes ne totalisaient pas quarante élèves. C'est pourquoi on m'a demandé, en plus de mon service en histoire-géographie, d'enseigner le français en classe de cinquième. J'étais très inquiet car je ne savais pas comment m'y prendre ; et je n'avais pas vraiment le temps de me plonger dans les ouvrages de didactique, car je n'avais été prévenu que quatre jours à l'avance. Du coup, j'ai répété ce que mes propres professeurs avaient fait naguère : de la grammaire, du Bled, des dictées, des définitions à copier dans le dictionnaire, la récitation de poèmes classiques appris par coeur. C'est ainsi qu'en quelques semaines, j'ai conquis le respect d'une communauté de parents pourtant réputée pour son insatisfaction chronique.
Ai-je servi mes élèves ? J'avais la réputation d'un prof sévère et un peu ennuyeux. Mais je crois que beaucoup me savaient gré d'avoir posé des repères précis et dont je garantissais la solidité ; leur gratitude, d'ailleurs, était d'autant plus forte que la plupart d'entre eux naviguaient entre deux ou trois langues -celle du pays, celle(s) de leurs parents, celle de l'école- et que certains n'en maîtrisaient vraiment aucune. Le français un peu suranné que je leur apprenais était une valeur sûre, un ancrage.

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Conversation à la cantine avec Dimitri, professeur d'anglais, et Catherine, professeure d'arts plastiques.
-Ah non, me dit Dimitri d'un air un peu gêné, on ne donne plus la liste des verbes irréguliers à apprendre.
-Ah bon ? To be, I was, been, ça n'existe plus ?
-Non, plus vraiment, non.
-Mais moi, quand j'étais gamin, j'aimais bien apprendre.
-Tu dis ça parce que tu étais un bon élève.
-Mais on m'a donné les moyens de le devenir, aussi. Et alors, si tu ne leur fais plus potasser ce genre de point de grammaire, comment tu fais ?
-Écoute, il faut être pragmatique, et regarder qui sont les élèves qu'on a en face de nous, hein. Et nos élèves, ils ne travaillent pour ainsi dire pas du tout à la maison. Donc on fait beaucoup de conversation pendant les cours, et on leur fournit du vocabulaire et des règles quand ils en ont besoin.
-Ah bon ? Mais y'a des points de langue que vous ne devez jamais aborder dans ces conditions.
-Ben si, on essaie de les diriger, quand même.
-Non, je te dis ça parce que nos élèves parlent une langue très très pauvre. Alors si tu leur donnes juste les outils nécessaires pour la traduire en anglais, tu ne vas pas très loin, à mon avis.
-Et le moyen de faire autrement ? Comment tu veux que je leur fasse employer en anglais un vocabulaire et un niveau de langage dont ils ne soupçonnent même pas l'existence dans leur langue maternelle ? Et puis, bon, tu sais, moi, je suis bête et discipliné. C'est ce que la hiérarchie veut qu'on fasse : "les élèves doivent construire leurs savoirs", etc.
-Ah oui mais excuse-moi, c'est de la foutaise totale ces histoires de constructivisme pédagogique. Quand tu regardes les programmes du collège en arts plastiques, tu es frappé par une chose très simple. En sixième, cinquième et quatrième, ils te disent "l'élève doit découvrir ceci et cela et celi et ceça." Très bien, on tâtonne, on expérimente, on s'amuse. Et puis en troisième, le ton change complètement, on va passer le brevet des collèges, et là ce que te disent les programmes, c'est : "L'élève doit savoir telle et telle chose." Bon, mais comment il les a apprises ? Si on l'a laissé construire ses savoirs, je peux te garantir qu'il ne sait que dalle.

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Je me souviens que, quand j'étais collégien, j'aimais beaucoup l'exercice qui consistait à retenir des choses par coeur -que ce soit des poésies, des théorèmes mathématiques ou toute autre chose. A la fin de ma scolarité secondaire, j'avais une telle mémoire qu'à la deuxième lecture, je pouvais réciter sans erreur ou presque un texte d'une page. Ce qui avait ma préférence était les langues. Notre professeur d'espagnol était de l'ancienne école et la base pour lui, c'était de mémoriser le plus vite possible l'ensemble du Claro, un petit livre à la couverture rouge qui résumait l'ensemble des règles... et des irrégularités de la langue (et Dieu sait qu'il y en a). Évidemment, cette méthode avait deux points faibles, qui faisaient en même temps sa noblesse. La première était que ceux qui ne travaillaient pas étaient rapidement largués ; on ne pouvait pas apprendre par imprégnation, de façon indolore, et seuls ceux qui faisaient leurs devoirs progressaient. La seconde était que nous étions mieux préparés, de la sorte, à la lecture des bons livres qu'aux échanges de la vie quotidienne -je m'en suis bien rendu compte lors de mon premier séjour linguistique, à Valence, chez la brave famille Saez Saez.
Plus tard, j'ai passionnément aimé le latin. Cette langue morte depuis 1500 ans, qu'écrivaient encore quelques moines du Vatican, ressemblait à un code secret dont la clé se trouvait dans d'interminables tableaux de déclinaisons. Hic, haec, hoc. Hunc, hanc, hoc. Hujus, hujus, hujus. Huic huic huic. Hoc hac hoc. Beauté raide et hoquetante de ces incantations magiques. En m'échinant sur les périodes de Cicéron ou de Salluste, je n'éprouvais aucun sentiment d'inutilité ; il me semblait au contraire que mes efforts finiraient par me faire accéder à un sens que ne bornait ni la langue latine ni l'histoire romaine, mais qui portait au-delà, dans une métaphysique.
Plus tard encore, après le bac, j'ai perdu cette rigueur, j'ai négligé d'entretenir ma mémoire, et je le regrette. Mais je crois que tout ce que ces efforts de jeunesse ont laissé en moi est bon.

*   *   *   *   *
Discussion de machine à café avec mon collègue Didier.
Moi. -...non, ils ne sont pas bêtes. Et dans la plupart des cas, leur indiscipline est gérable. Mais ce qui rend ce métier impossible, c'est leur paresse.
Didier. -Oh là, je t'arrête tout de suite. Moi, un enfant paresseux, je sais pas ce que c'est.
Moi. -Didier, il faut que tu viennes faire un tour sur ma planète, tu sais.
Didier. -Non, non, je t'assure. Il n'y a pas d'enfant paresseux. Par contre, il y a des enfants qui s'ennuient, ça oui, c'est vrai. Parce qu'il y a longtemps qu'ils ne voient plus ce qu'ils font à l'école. Ya des gamins, en grande section de maternelle, ils n'y arrivent déjà plus, et alors ils sont ostracisés par la maîtresse -pas méchamment hein, mais bon, ils se retrouvent un peu hors circuit... Et ça devient pire en CP, pire en CE1, etc... Alors nous, quand on les récupère en sixième, oui, on a l'impression qu'ils sont mous, mais la vérité, c'est qu'ils sont démotivés et malheureux d'avoir raté leur scolarité, malheureux de l'avoir raté dès le départ.
Moi, ironiquement. -Et personne, personne ne s'est jamais intéressé à leur cas, malgré les milliers de dispositifs de lutte contre l'échec scolaire. Et nous, profs du secondaire, nous devons leur redonner confiance en nous rapprochant de leurs centres d'intérêt, n'est-ce pas ?
Didier. -Pas forcément, mais il ne faut pas les accabler davantage en les accusant d'être paresseux. Il y a toujours quelque chose qui les motive, même si c'est en dehors de l'école. Moi, j'ai un élève que tu trouverais sans doute feignant au possible ; mais ce gamin, quand tu le mets en face d'un ordinateur, il est infatigable. Et il en sait plus que toi et moi réunis.
Moi. - Et on fait quoi quand les centres d'intérêt de l'élève en question, c'est 1) la Playstation 2) le foot 3) sa coiffure ? Parce qu'excuse-moi, mais c'est tout de même le cas de 90 % de nos cancres.
Didier. -"Cancre", c'est encore un mot que j'éviterais. Tu sais que ça a la même origine étymologique que "cancer" ou "chancre".
Moi. -Et alors ?
Didier. -Quand tu les qualifies de cancres, tu dis en fait qu'ils sont, primo, nuisibles, secundo et par voie de conséquence, à éliminer.
Moi (après une petite hésitation). -C'est ce que je pense.
Didier. -Arrête ! Tu penses pas vraiment ça !
Moi. -Tu te doutes que je ne veux pas les tuer...
Didier. -Encore heureux.
Moi. -...mais il faut voir que la scolarité d'un élève en ZEP, c'est 8.000 euros par an. Et moi, je ne suis pas seulement un prof, je suis aussi un citoyen et un contribuable. Alors quand l'un de nos agnelets arrive en quatrième et que, malgré les efforts et le dévouement de dix enseignants successifs, il sait à peine lire, il faut arrêter de s'acharner. Il faut reconnaître que le temps et l'argent qu'on pourrait encore lui consacrer seraient perdus, et le mettre à la porte. D'ailleurs, c'est bien souvent ce qu'il veut.
Didier. -Mais c'est affreux ce que tu dis ! Qu'est-ce qu'il va faire de sa vie, le gamin illettré qui se retrouve à la porte de l'école à quatorze, ou même à treize ans ?
Moi. -C'est son problème. La société lui a donné sa chance, il ne l'a pas saisie, tant pis pour lui.
Didier. -Alors là, je ne peux vraiment pas te suivre. Je trouve ton raisonnement limite facho. L'élimination des moins aptes, ça ne te rappelle rien ?
Moi. -Didier, garde ton laïus pour la prochaine réunion du MRAP. Moi, ce que je ne peux plus supporter, c'est ce discours compassionnel, tu m'excuseras, ce discours compassionnel à la con. Dans mes classes, les bons élèves ne peuvent plus m'écouter parce qu'une poignée d'analphabètes fout le dawa à chaque cours. Il est pas là, le fascisme ?

Et nous nous sommes quittés fâchés.

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