Magazine Journal intime

Mortel souvenir

Publié le 02 novembre 2007 par Stella

Il faisait nuit, la maison était calme, silencieuse. Quel bruit inhabituel avait réveillé Frenk ? Les yeux grand ouverts, il scrutait l’obscurité. Il se sentait devenir animal : les sens en alerte, il humait l’air à la recherche d’une odeur étrangère qui le renseignerait sur la réalité de la menace. Ses oreilles lui paraissaient plus grandes, orientables comme si elles étaient à la recherche du craquement indiquant à son cerveau la réalité du pas, le souffle de l’intrus qui, il en était sûr, venait de pénétrer en bas, dans le salon. Avec d’infinies précautions pour ne pas réveiller Jacqueline qui dormait à ses côtés, il se glissa hors du lit. Il enfila avec précaution ses chaussons de feutre pour éviter jusqu’à l’infime frottement des plantes de pieds quand elles se décollent du plancher ciré. La chambre apparaissait nettement à ses yeux habitués : le fauteuil Voltaire où était jeté son peignoir, la porte. Il connaissait par coeur la façon d’attraper la poignée pour qu’elle reste silencieuse, la douceur et la précision du geste à faire pour que la serrure joue sans encombre. D’un seul élan calculé, il l’ouvrit, se glissa à l’extérieur et la referma, soucieux qu’aucun souffle de vent ne vienne la faire grincer, révélant ainsi à “l’ennemi”, en bas, la vigilance de ses occupants.

Comme un félin, il descendit l’escalier. “L’autre”, en bas, ne l’avait visiblement pas entendu, préoccupé sûrement à masquer les signes de sa propre présence. Frenk l’identifiait maintenant : un soldat nazi, un de ces sales Boches venu lui faire la peau. Il le voyait nettement à présent : son pantalon vert-de-gris bouffant au-dessus des bottes luisantes, sa poitrine large et plate et les boutons brillant de l’uniforme, le double S sur le col, comme des marques de sa puissance, la casquette rigide, le regard cruel et hautain. Frenk ressentait en sa chair même l’humiliation de la défaite, la douleur d’être fait prisonnier. Il revivait en un instant l’interminable voyage en train vers l’est, seul au milieu de ses hommes de troupe, tous malheureux survivants de sa compagnie vaincue par l’ennemi, tous uni par un sort funeste, en route vers un sombre destin. Devant ses yeux défilaient les images de la captivité, les barbelés, les miradors, l’inaction, le terrible ennui et l’incertitude du lendemain. Sa qualité d’officier, il le savait, l’avait préservé du stalag. Il ressentit une fois encore la brulûre de la honte lorsqu’il avait été libéré avec la “relève”, à l’été 1942. Combien avait-elle coûté en ouvriers cette liberté dont il n’avait su que faire, dans un premier temps ? La honte et la colère le submergeaient à nouveau alors qu’il cherchait avec fébrilité un couteau dans le tiroir de la cuisine, indifférent maintenant au vacarme qu’il déclenchait.

Armé d’une longue lame effilée et tranchante, il se précipita dans le salon, renversant au passage la précieuse table de l’entrée. Le téléphone, le vide-poche, le bloc-note de Jacqueline, les stylos tombèrent à terre et le soliflor en cristal explosa sur le carrelage, projetant ses éclats à la ronde comme autant d’étoiles déchues. Réveillée en sursaut, Jacqueline comprit immédiatement. Elle dévala les escaliers et se précipital vers son mari. Frenk, les yeux fous, le couteau à la main hurlait “où est-il ! Où est ce salopard ! J’aurai sa peau ! Je t’aurai, salaud !”

“Frenk, Frenk, arrête”, supplia Jacqueline, “FRENK !!”

“Non, non, remonte te coucher Jacqueline ! Les Allemands sont là ! Ils vont nous tuer ! Il faut les arrêter !!”

“Frenk, s’il te plaît…” dit-elle d’une toute petite voix. Elle le regardait avec une infinie tendresse, son grand vieux mari aux yeux si bleus, aux cheveux blancs comme neige, tout nu dans son peignoir ouvert, les pieds dans ses vieilles savates de feutre. Elle s’approcha lentement de lui, consciente, tout de même, du danger.

“Viens, il est parti. Allons nous coucher…”

“Co… co… comment ?”

“Oui, Frenk, il vient de partir par la fenêtre. Il a eu peur, sans doute. Range ton arme et montons nous recoucher, une patrouille pourrait nous entendre.”

Elle lui prit des main le grand couteau, le glissa derrière un coussin du canapé et, prenant Frenk par le bras, le reconduisit doucement vers la chambre, sans un regard pour le désordre de l’entrée et les éclats de verre qui crissaient sous leurs pieds.

Le lendemain, elle téléphona à l’hôpital, des sanglots dans la voix. “Docteur, ce n’est plus possible, vous aviez raison… Il faut que… vous veniez le chercher…”

Jacqueline a regardé partir Frenk comme on voit sombrer un navire : en sachant que c’est pour toujours.

Frenk était mon grand-oncle, il est mort quelques mois après cette scène de la maladie d’Alzheimer. Jacqueline lui survit, mais parfois on sent qu’elle a hâte de le retrouver.


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