Magazine Journal intime

# 23 — “paint it black”

Publié le 22 décembre 2009 par Didier T.
Pareil pour tout le monde, je suppose. Certaines épreuves s’avèrent trop délicates à raconter tant qu’elles ne sont pas révolues depuis un bon moment... et même une fois la question définitivement solutionnée, quand l’épisode n’a vraiment pas été glorieux on a plutôt tendance à enfouir le cadavre dans le sac à linge sale des mauvais souvenirs, espérant qu’il n’en ressorte jamais —l’histoire d’aujourd’hui, c’est le cas. Une trop mauvaise péripétie qu’il me répugne de raconter. Pourquoi l’évoquer alors que rien ne m’y force? Hé bien, j’ai hésité, et j’ai décidé de faire, parce que cette sale affaire qui m’est arrivé je n’aurais jamais imaginé que je pourrais un jour tomber dedans, je me croyais à l’abri de ça, bien protégé par la maîtrise de mes gestes, les années de construction de ma manière d’être sur Terre, persuadé qu’un tel comportement était réservé aux enfoirés, aux brutes, aux minables, aux dégénérés, aux misérables... à la frange la plus fangeuse de mes frères humains. Mais pas à moi, homme civilisé, aristotélicien.
# 23 — “PAINT IT BLACK”
La Buckler, “une bière pur malt sans alcool, réalisée dans la tradition des plus grandes bières” —dixit l’étiquette. C’est pas entièrement faux. Parmi les bières sans alcool, la Buckler c’est la moins pire que j’avais trouvé comme placebo. Aujourd’hui, entre la Buckler et moi tout est heureusement fini. Cette torride histoire d’amour que j’ai si intensément vécue de longs mois avec la Buckler vous sera donc narrée accompagnée pour ma part d’une bouteille de ‘Telenn Du’ posée à droite du mulot du Maquinetoche, bouteille dont le niveau a déjà commencé à descendre —mais pas de panique en vue en cas de besoin ou d’envie, j’ai juste à descendre les escaliers pour un fleurte avec sa petite sœur qui m’attend au frigo, yep!
Il fut donc une époque où pendant cinq mois je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Mais alors rien de rien, pas même une Kro ou un coup de cidre. Rien. Juste de la Buckler, et en la jouant ‘profil bas’. Presque aussi triste à dire qu’à vivre mais par un mauvais beau jour je fus un peu obligé d’arrêter toute picole d’un coup —un peu beaucoup obligé, même. J’avais trop honte de ce que j’avais commis ce soir d’avril où dans la foulée j’en avais vidé la bouteille de pastis dans l’évier, le rouge au front et ‘avis de gros temps’ serrant les boyaux... appréhension du miroir dans la salle de bains... un de ces jours où vraiment, “je” est franchement trop “un autre”. J’avais surtout trop peur de commettre pire, je ne m’en croyais pas capable mais... terrible doute. Alors pour commencer, à titre préventif on arrête toute bibine défractante... et tant pis si derrière le Streumon va en profiter pour se déchaîner sous le crâne.
La première semaine d’abstinence, crénom, comment j’étais mal, bon à rien, sinistre, à moitié tétanisé, dans des dispositions d’esprit où d’un coup l’on comprend mieux Nino Ferrer sur la fin, “le temps dure longtemps”... parce qu’évidemment toutes les raisons que j’avais de torcher rodaient toujours autour, elles, on ne pouvait plus présentes et sans plus rien pour les anesthésier un minimum, elles tenaient leur revanche, le Streumon c’est pas le genre à laisser passer une telle occasion de se croquer ma barbaque tel un matou sa gamelle. Pourtant, au moment d’arrêter, question volume je ne tétais pas si exponentiellement que ça il me semble, mais bon, depuis des mois j’éclusais crescendo, ça doit être ça, ma dose quotidienne chaque jour un peu plus forte... l’organisme s’adapte, rarement chargé à fond mais toujours avec un joli niveau de moins en moins petit, c’est sournois. M’enfin, on peut vivre des décennies avec un taux d’humidité raisonnablement houblonnée sans tomber raide foudroyé, j’en suis une preuve vivante parmi un nombre incalculable de gargoulous à la surface du globe, et maintenant que tout ça est derrière j’ai bon espoir de durer dans le ‘avec plus ou moins de modération’ jusqu’à extinction de mes feux —si tous les soiffards du monde voulaient bien se donner la main, peu de gens ici-bas auraient encore la possibilité de se gratter le cul. N’empêche qu’à un moment, ça a donc salement coincé à l’éthylomètre. Mauvaise configuration, mauvaise gestion des paramètres, mésestimation du “là, j’ai pied!... là, j’ai pas pied!”, un vrai baltringue sur toute la ligne je fus —incompréhensible comment j’ai pu me laisser glisser comme ça, sans parvenir à choper une branche. Mais ce fut, et à mon âge je ne peux invoquer l’inconscience de la jeunesse.
Encore aujourd’hui ça me fait mal aux seins de me le dire en face mais quand on se pique un tantinet d’épistémologie, le minimum est bien d’accepter de regarder ce qui fut pour son propre cas: j’étais alors devenu un sale type. Voilà. C’est pas très plaisant à admettre, ça. Un sale type. Les raisons, oui, il y en avait, forcément, et des bonnes, sûr, on peut toujours essayer de botter en touche, accuser ceci, en appeler à celà, dire “oui, mais, heu, c’est pas d’ma faut’...”, ouais, on peut, c’est même défendable vu que ça doit être plutôt rare qu’un gars décide délibérément de devenir un sale type, sûr... N’empêche, c’est peut-être défendable intellectuellement mais ce n’est pas acceptable dans la vie réelle car quand tu en deviens un, de sale type, hé bien, le sale type c’est toi, toi et pas un autre, t’es responsable de ta carcasse, de ce que tu en fais, et quand tu merdes faut pas chercher à accuser le soleil, ou alors faut vraiment se tenir une mentalité de pauv’mec rivé à son rail qui n’a donc honte de rien dans ses légitimations de tout et n’importe quoi selon ce qui l’arrange sur le moment même si ça ne trompe que quelques nigauds plus ou moins culturés, quelle répugnance.
Devenu un sale type, je. Je sais pourquoi. J’étais à moitié noyé, sous la ligne de flotaison depuis un bail. Oh, à moitié noyé ça n’empêche pas de vivre ni même de se marrer ou de faire des trucs, par contre ça bouffe le système nerveux à petites becquetées, en douce, on ne s’en rend pas trop compte sur le moment. Et pas de ‘way out’ en vue alors on continue en la cherchant, la sortie du salut. Sauf que tout homme a ses limites intimes... et au bout de x temps sans ‘way out’, fatal que ça finisse sur les jantes en mode automatique. Alors je torchais plus que de raison, les flacons duraient de moins en moins longtemps, la nuit j’en étais parfois rendu à me relever pour m’avaler de vieux fonds de calva qui croupissaient dans le buffet depuis des années. La dose quotidienne grandissante ça endormissait le Streumon... sauf de temps en temps où je ne sais pas pourquoi, ça l’exacerbait. Alors pour ne pas devenir une hyène je devenais une huitre, un mur. La Patronne n’en pouvait plus, elle cherchait à comprendre, mais je ne voulais surtout pas lui raconter ce que je voyais défiler dans ma tête. Pendant des mois j’ai à peu près réussi à contenir tout ça sans trop faire chier le monde, c’était mon objectif —un peu piteux comme objectif mais on fait ce qu’on peut avec les forces insuffisantes qu’on estime à disposition. Jusqu’à ce soir d’avril où elle m’a tanné un peu plus que d’ordinaire pour savoir ce qu’il se passait, et peut-être qu’alors j’étais un peu plus chargé, ou un peu plus crevé, ou un peu plus noyé, et je n’ai pas supporté ses questions à répétition, je lui demandais d’arrêter mais elle continuait, elle voulait savoir et moi je ne voulais pas lui dire mais je ne savais plus comment procéder —je me sentais comme Dewaere dans Série Noire, quand sa femme lui demande d’où vient tout ce pognon. J’aurais dû me barrer et revenir un peu plus tard mais je n’y ai hélàs pas pensé, je n’arrivais plus trop à bouger, j’enviais Nino Ferrer sur la fin —on dirait pas trop le Sud. Je voulais juste que ça s’arrête, ses questions, les images dans ma tête, et elle insistait, mes coutures craquaient une à une et je n’avais que dix doigts. Elle s’est retrouvée plaquée contre le mur et j’ai alors bien vu dans ses yeux qu’elle avait peur de moi. Oui, peur de moi, comme Cosette qui regarde les Thénardier. Voir cette expression dans le regard de la personne qu’on aime, avec qui on vit depuis des années, c’est abominable, on descend encore un cran plus bas, ça m’a déchiré l’âme en plein de petits morceaux. Et j’ai flippé de commettre pire la prochaine fois, j’ai pensé à Bertrand Cantat.
En vidant la bouteille de pastis dans l’évier je me suis promis de ne pas retoucher un flacon tant que je n’aurais pas mis de l’ordre férocement compartimenté dans ces pensées qui n’ont pas à interférer sur la vie quotidienne. Ça m’a bouffé du temps et de l’énergie à un moment où j’avais un peu autre chose à faire, mais je m’y suis tenu.
Aujourd’hui, rien n’a changé dans tout ce qui fut à l’origine de cette sale péripétie, ça se serait même plutôt aggravé, alors forcément tout ça grouille pareil dans ma cervelle mais j’ai réussi à le canaliser, le Streumon, annexé en quelque sorte, je me suis préparé, et j’ai construit des digues avec des coefficients de sécurité dignes des centrales nucléaires qui font que même avec trois grammes je le tiens en laisse comme une Choupète à sa maman, le Streumon... et même que des fois avant d’aller me coucher je le nargue un peu, il me doit bien ça —je le nargue un peu mais pas trop, quand même, et d’assez loin. C’est bien d’arriver à pouvoir gérer les choses d’une telle façon, parce que bon, c’est assez enquiquinnant de se faire croquer par une hantise sur laquelle on n’a aucune prise à part espérer qu’on exagère, qu’on ne comprend rien. “Sois sage, et tiens-toi tranquille”, comme disait l’autre.
Ça a failli me coûter très cher, tout ça. La Patronne aurait pu partir, ou me demander de partir, ce fut à deux doigts et c’était légitime, je n’aurais rien eu à dire, je me serais exécuté sans discuter, à cause de moi ce n’était plus à moi de décider. Elle m’a pardonné. Ça ne s’est jamais reproduit, impossible que ça puisse. Ça a donné cinq mois de ‘Buckler, mon amour’ sur fond de maçonnerie cérébrale —on a connu plus agréable dans le genre “qui ressemble à la Louisiane, à l’Italie”. Oh, on s’y fait à la Buckler... mal, mais on s’y fait —et pendant ces cinq mois, aux moments de tentation guinnessienne, pour couper net il m’a suffi de fermer les yeux et laisser remonter l’empreinte du regard de ma femme que j’avais plaquée au mur un beau jour de printemps à cause d’une affaire qui ne la concernait pas, comme un gros con de Dupont-Lajoie que j’étais devenu à ce moment-là.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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