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Le murmure d'un livre

Publié le 23 décembre 2009 par 509
Le murmure d'un livre
Le murmure d'un livre
Suite et fin

Nou vous proposons la dernière partie de l'entrevue réalisée avec Dny Lafferière (prix Médicis 2009).
Le Nouvelliste : Vous évoquez aussi les mutations sociales (le kidnapping) et les violences contemporaines liées à la vitesse type moto et Baricad Crew. Mais, parallèlement, il y a dans le texte des paysages de province que vous aimez décrire en des flashes rapides de caméra. Où vous sentez-vous plus confortable entre ces deux espaces de votre retour ?
Dany Laferriere : J'avais l'impression d'être une caméra impassible qui alterne de longs panoramiques (les textes natifs) avec des zooms qui sont les brefs textes poétiques. Je tentais ainsi de filmer la vie quotidienne sans émotion apparente. Haïti est un organisme vivant, donc instable. En définitive difficilement malléable. Il me fallait rendre compte de cette folle énergie. Une énergie urbaine explosive qui se concentre surtout à Port-au-Prince. Mais, dès qu'on quitte la capitale, on tombe dans un univers parallèle. L'impression d'être ailleurs. Tous ces visages si calmes. Cette vie sereine si différente de la violence de Port-au-Prince. Je porte en moi ces deux mondes, ayant passé mon enfance à Petit-Goâve et mon adolescence à Port-au-Prince. De même que pour avancer on a besoin de ses deux jambes, j'ai besoin de ces deux rythmes pour vivre. Si l'on ne veut pas tomber en marchant, on doit éviter de regarder ses jambes. Il faut, sans cesse, fixer un horizon lointain. L'appel du grand large pour ceux qui portent plus d'un monde en eux. Et, finalement, après plus de trois décennies à Montréal, j'ai pu introduire en moi un troisième univers en soi, celui de la glace. Le feu croisant la glace fait une mer tempérée de larmes.
L.N. : Le retour, c'est encore les femmes de votre vie et beaucoup plus Petit-Goâve que Barradères. Pourquoi l'image du père est-elle si parcellisée dans le texte ?
D.L. :D'une certaine manière, le père est à la fois une émotion et un prétexte. Duvalier a dévirilisé le père. Nos pères. C'était une façon de faire de ce pays une nation de fils dont il serait l'unique père. Papa Doc. C'est ce désastre (la défaite du père) qui a permis à Duvalier de nous imposer son fils comme son successeur. La vraie douleur de cette génération d'hommes nés dans les années 30, c'est d'avoir perdu toute présence dans le foyer. Exil, assassinat, emprisonnement et humiliations diverses ont fini par faire de cette génération des années 20/30 une abstraction. Le père est devenu une photo accrochée au salon -parfois qu'on doit cacher. Le nombre effrayant de gens de mon époque qui n'ont pas connu leur père, ou pire, qui l'ont vu dans des postures honteuses -obligé de s'humilier devant de grossiers personnages du régime totalitaire. Bien sûr, il y a eu des héros dans la foulée. Mais le rôle d'un père ce n'est pas d'être un héros, mais de veiller au bien-être de sa famille. On veut qu'il soit un homme bien vivant qui occupe un espace donné dans l'univers émotionnel de ses enfants. Son absence dans les foyers a été terrible pour ma génération. Et d'abord pour leur femme. La mère, au coeur de cette tempête de douleur. Je n'ai retrouvé mon père qu'à la toute fin. Juste avant sa mort. Je n'ai pas pu voir son visage, car il s'était enfermé dans sa chambre pour cacher cette douleur mêlée de honte -oubliant qu'il n'est pas responsable de son échec. Le responsable, c'est le monstre à lunettes noires. Cet Ubu des Caraïbes. J'ai observé mon père dans son cercueil sans oser le toucher. Ne l'ayant pas fait de son vivant, je n'avais aucun droit sur ce corps mort. Même mort son esprit flottait encore dans cette église de Manhattan. L'exil du père. La douleur de la mère. L'accent du fils. Un pays éclaté. Une tempête qui n'a pas quitté l'île durant près de 20 ans.
L.N. :Vous n'oubliez pas votre itinéraire de journaliste. Cela s'exprime aussi bien dans la trame de ce qui peut être le récit que dans vos conceptions esthétiques et spirituelles. L'histoire de la femme de collectionneur se réveillant dans la nuit face à un tableau de saint Brice tout allumé est inédite dans l'historiographie artistique. Si les tableaux ont une âme, l'écriture aussi a un souffle vivant. Est-ce possible de voir Da, Petit-Goâve et Windsor sortir du livre pour révéler l'énigme ?
D.L. :J'ai toujours su que toute oeuvre d'art avait une âme. Il m'arrive d'entendre la nuit, dans la bibliothèque, des conversations orageuses entre ces écrivains au tempérament fougueux. Cet hystérique Céline qu'on doit éviter de placer à côté de la placide Colette. Pour avoir la paix, il m'a paru nécessaire de glisser entre eux un esthète du genre Truman Capote. Whitman avait raison de croire que celui qui touche un livre touche son auteur. Il en est de même de la peinture. Peut-être plus.
Je ne tenterai pas aujourd'hui de résoudre cette intrigante énigme. Ce qui est sûr, c'est qu'elle ne se trouve pas dans la valise de la Chase Manhattan Bank. Ce n'est pas non plus la poule noire. Ni d'autres manifestations moins éclatantes mais tout autant inquiétantes. J'essaie de garder les choses dans leur lumière naturelle. Je me contente alors de regarder toute cette énergie qui se consume trop vite. «Tout m'avale», dirait le romancier québécois Rejean Ducharme. Héraclite a raison de croire qu'on ne pourra jamais se baigner deux fois dans le même fleuve. C'est d'autant plus difficile que nous sommes fleuve et baigneur. Il est impossible de sortir du mouvement de la vie. On peut quitter un lieu, mais pas un temps.
L.N. : On a l'impression d'entendre une voix off, enregistrée et élégante, dire : « C'est la fin du voyage ». Cette dernière phrase du texte liée à la voiture de transport laisse l'idée du terme d'une longue aventure ou d'une tragédie collective, que tout va recommencer. Annoncez-vous la fin d'une longue période d'incertitudes et d'échec national ?
D.L. : Vous avez raison pour la voix off de la fin. Cela crée un sentiment d'immobilité. L'impression de se réveiller d'un trop long sommeil... Une dernière chose: l'énigme véritable, c'est le fait que sur ce fumier de misère ait pu fleurir un art si coloré, vivant et éclatant. Un tel peuple ne peut mourir.
Propos recueillis par Pierre ClitandreYon gwo AYIBOBO pou ou men m zanmi m ki vizite lakou sa pou pwan nouvèl zanmi lakay ak lòt bò dlo.

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