Magazine Journal intime

Portrait de groupe avec dame

Publié le 14 janvier 2010 par Kranzler
romy         Il y a quelques années, j’ai eu, dans une petite rue cachée du centre de Nantes, une librairie étrangère. Etrangère, c’est à dire que par goût et par choix je m’interdisais d’y vendre une seule ligne écrite français. Ce fut un échec splendide dont je garde aujourd’hui de bons souvenirs. Avec un certain amusement, je repense par exemple aux dernières soirées passées sur place : entre les rayonnages de plus en plus en vides, nous étions souvent réunis pour boire un verre ; nous, je veux dire quelques amis fidèles ainsi que quelques clients. J’avais décidé qu’il  fallait à tout prix éviter un naufrage sinistre. Le vin, les pâtés impériaux et autres petites gourmandises destinés à égayer l’atmosphère étaient payés par l’argent que je devais à la banque, et qu’elle avait l’inconscience de continuer à cracher au distributeur jusqu’au jour où ma carte de crédit fut aspirée dans le trou noir. 

Si j’étais triste ? Par moments, oui. Difficile de faire autrement. Inquiété par la question épineuse de ma reconversion ? Pas outre mesure. Pour quelques temps, j’avais le projet plus ou moins délirant de changer de continent pour oublier, et c’était surtout la perspective de l’inconnu qui mobilisait le peu de sens pratique que j’arrivais à rassembler en ces circonstances. 

Aurais-je dû continuer à me battre, essayer de maintenir le navire à flot ? Je crois que je ne l’aurais pas fait même si j’en avais eu les moyens. Les livres anglais et américains, qui constituaient le gros de mon chiffre d’affaires, se vendent en moyenne près de deux fois plus cher qu’un livre français, et cela, seule une infime partie de ma clientèle était disposée à l’accepter. Alors non, il m’avait semblé plus sage de renoncer, même si la décision était aussi inacceptable qu’une amputation des des deux bras.

Octobre, Novembre de cette année-là furent tout de même des mois marqués par une indiscutable liesse. Pourquoi gâcher cet automne-là, pensais-je, alors ques les automnes ont toujours été ma saison préférée ? Et les gestes de sympathie ne manquaient pas. Deux rues plus loin, la dame qui tenait le bar cocktails m’envoyait sa serveuse, ou bien parfois elle m’apportait elle-même une somptueuse bière belge, toujours    parfumée à outrance et toujours vêtue de mousselines criardes - une ancienne prostituée qui avait longtemps travaillé pour la Grande Nicole, je le savais, mais ange et pute  m’ont toujours semblé des qualités parfaitement compatibles. 

Une autre qui apportait beaucoup de couleur aussi était Claudie, un transexuel qui dépensait chez moi deux cents euros par mois en livres consacrés au bonsaïs, peut importe en quelle langue ils étaient écrits ; la passion pour ces végétaux lui étaient venue après son opération et de fait, elle n’était pas peu fière d’exhiber son «passeport de blonde». 

Il serait faux de penser que mon fan-club était exclusivement composé de dégénérées du dernier stade. Madame A., qui venait environ deux fois par mois, déjeunait tous les mardis avec l’évêque, et j’étais reçu chez elle - mais, curieusement,  en l’absence de son frère, aumonier du diocèse de l’armée de terre. 

Un que je n’ai jamais oublié est celui que j’appellerai ici Monsieur D, un homme rougeaud d’une soixantaine d’années qui était en retraite depuis peu après avoir longtemps dirigé l’Institut Français de Berlin. S’il m’a marqué, c’est en grande partie à cause d’une anecdote qu’il m’a raconté un de ces soirs-là, une anecdote à laquelle je repense souvent depuis et que je ne fais ici que rapporter en m’interdisant d’y ajouter quoi que ce soit :

«-Un soir, alors que je me trouvais au bureau, ma secrétaire est venue m’informer qu’un Monsieur Brially se trouvait devant elle et demandait à être reçu en s’excusant de ne pas avoir de rendez-vous. Assez distrait, je ne l’ai reconnu que lorsqu’il s’est trouvé en face de moi. Il m’a expliqué qu’il se trouvait à Berlin pour négocier les droits d’une piéce de théâtre qu’il désirait adapter en France. Mais le pauvre tremblait, on le sentait à deux doigts de tomber. Il m’a expliqué que cette ville lui donnait complètement la gerbe, à cause de Romy Schneider dont il était très proche et qui était morte depuis quelques années. C’était là qu’elle était venue tourner son dernier film après le décès de son fils, et lui, sachant exactement ce qu’elle avait enduré le soir dans sa chambre d’hôtel,se sentait incapable de rester seul dans une ville où une amie si proche avait été si malheureuse. Il ne connaissait absolument personne en ville. Il était seul et il pleurait. Lorsqu’il m’a demandé si je voulais bien prendre une lourde cuite avec lui jusqu’au départ de son avion le lendemain, je ne me suis pas dérobé. Nous avons bu et mangé jusqu'à l'heure de l'embarquement. Dieu soit loué, il était ivre mort.» 


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