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Lauterbourg

Publié le 17 janvier 2010 par Sophielucide

Nous ne sommes restés dans ce petit village alsacien que le temps d’une année scolaire, quelques neuf mois, mais nous en avons tous gardé le même souvenir d’où sûrement s’est fondée notre haine. Le mot n’est pas trop fort ; le sentiment conserve toute sa vivacité, chez chacun d’entre nous.

Jusque là, il ne nous avait jamais été donné de ressentir quelque forme d’exclusion que ce soit ; au contraire, nous grandissions sous la haute protection d’un père tout puissant, dans une crainte d’où jaillissait l’amour un peu tonitruant de son caractère impulsif et entier. Il était respecté partout où il passait et nous nous enorgueillissions de marcher à ses côtés, de grandir sous son autorité bienveillante. C’est donc dans la confiance aveugle de ses décisions à l’emporte pièce que nous avions emménagé dans un appartement où nous étions les premiers occupants.

C’est ce qui réjouissait notre mère que pour la première fois peut-être nous découvrions enthousiaste. Le bâtiment rutilait de blancheur dans un champ de terre, excentré du village recroquevillé sur lui-même. Il n’y avait encore que peu de locataires, ce qui accentua sans doute ce sentiment d’exil, tout en promesses mêlées de craintes en forme de défis qu’il nous faudrait relever.

Arrivés juste à temps pour la rentrée scolaire, nous allions nous résoudre à nous séparer, ce qui signifiait pour nous autres, les « petits », nous passer de la protection de nos aînés qui entraient au collège. J’intégrais la classe de CM2, dernier échelon avant le grand passage, Vincent le CM1.

Elevés dans le respect béat de nos institutions, au rang desquelles l’école tenait une place de choix, ma seule appréhension reposait sur les futures amies que j’aurais à me faire. Aussi, avant même que ne me soit offerte la possibilité de « faire mes preuves », selon l’expression consacrée, j’eus à encaisser, à mon grand étonnement plus que les regards méprisants, voire dégoûtés, les gestes insultants de doigts pointés, les mots effrayants que je ne comprenais pas, puisque proférés dans le dialecte honni, tout ça sous le sourire des adultes, ces professeurs qui nous abreuveraient ensuite de leur cours de Morale.

Ce n’était pas une vue de mon esprit reflétant des tendances paranoïaques, ou alors cela signifiait que nous étions tous affublés du même mal. Partageant dès le soir nos identiques impressions, nous nous étions dans un même élan retrouvés dans la chambre des parents où trônait la coiffeuse de notre mère, au milieu de laquelle s’élevait un miroir nous réfléchissant tout entier. Nous cherchions ce qui clochait, sans trouver, jusqu’à ce que le petit frère débarque à quatre pattes, en babillant joyeusement. Claude, le dernier né, celui qu’on n’attendait pas, découvert tardivement dans les entrailles d’une mère proche de la ménopause, ne nous ressemblait pas. Et pour la première fois, cette « anomalie » nous sauta au visage, tout comme la nôtre inquiétait le village.

Il ne s’agissait donc que de ça : notre teint trop mat, nos cheveux évoquant la suie, nos yeux trop brillants de noirceur ? Aussi ridicule et injuste que paraisse cette conclusion, elle semblait donner sens au rejet qui ne fit que s’accentuer au fil des mois en même temps que la misère commençait de nous étrangler.

Le mauvais choix de papa le força à accepter des distances de plus en plus longues à parcourir en même temps que son absence sonnait comme un abandon que notre mère déplorait. Alors, c’est seuls que nous avons décidé de combattre.

Nous sommes entrés en résistance en commettant des actes de sabotage, dans un silence religieux dont se nourrissait notre haine qui parfois explosait en éclats de rire plus effrayants encore.

Exclue de fait des cours de religion qui se donnaient en alsacien, une autre des matières auxquelles je n’avais pas accès, je passais ce temps dans la petite pièce sans fenêtre de la bibliothèque. J’y lisais dans un recueillement que je me suis toujours employée par la suite à retrouver, parce que sans doute, cette parenthèse de solitude s’accompagnait de douceur, d’une sorte de plénitude incroyable exacerbée par l’odeur douçâtre de pommes qui vieillissent, ou de pages jaunies par le temps, que je me découvrais le pouvoir insensé de suspendre. C’est dans cette pièce confinée que j’écrivais avec passion les rédactions que monsieur Vincent, notre maître, lirait à haute voix en concluant de la même phrase répétée (et attendue !) « Notre Sophie deviendra écrivain »….

J’en tirais un ravissement controversé, parce que personne ne se doutait (c’est ce que je croyais) des méfaits auxquels je prenais part avec un entrain qui me surprenait moi-même. Qui aurait pu se méfier de cette enfant timide, presque maladivement ? Certainement pas monsieur Vincent, qui avait certes mis un peu de temps à me découvrir des capacités « extraordinaires » mais qui, une fois celles-ci admises, s’était employé à mettre en avant, parfois exagérément, peut-être pour compenser cette indifférence générale, la pire des punitions pour une enfant docile….

Pendant que notre mère s’enfermait dans un silence percé de larmes insupportables, nous nous échappions de cette ambiance morbide, à vélo, en évitant les jets de pierre sur notre passage. Cela semble incroyable et hautement romanesque d’imaginer cinq enfants de 1 à 12 ans, à vélo, caillassés par de jeunes autochtones aux visages rougis, aux dents pourries, à l’accent à couper au couteau, et pourtant c’est simplement la réalité endurée à cette période.

Nous avons crevé des pneus de bicyclettes ennemies mais aussi ceux de la 4L du maire, représentant l’autorité de ce village de fachos. Nous avons volé, méthodiquement la petite épicerie du village, en l’investissant à 5, avec obligation de détourner l’attention de l’épicière par notre dispersion dans ce lieu qui sentait le munster. Nous avons saccagé, et ce fut l’acte qui nous étonne encore aujourd’hui, un hangar de pêcheurs, aménagé en buvette, au bord de la rivière, dans un plaisir quasiment fanatique qui nous faisait toucher du doigt toute la violence que nous faisions surgir, sans l’ombre d’une hésitation….et nous avons taggué avant que ce geste ne devienne une mode, les murs de l’école, de la mairie, jusqu’à ceux de l’église : « mort aux lauter-BOURGEOIS », « mort aux cons » ……

Nous n’avons jamais été inquiétés ce qui renforçait notre idée d’être « à part », et surtout d’avoir réussi à créer autour de nous une sorte de crainte liée à la certitude que nous avions d’être dans notre bon droit, par une loi implicite que nous connaîtrions plus tard sous le terme loi du talion.

Lorsqu’à la fin de l’année scolaire, nous avons appris, que contrairement aux prédictions alarmistes de notre mère, nous ne serions pas placés à la Ddass mais déménagerions à Strasbourg, dans une cité aux couleurs de la vie, celles qui nous ressemblaient, ce fut un soulagement inespéré qui s’empara de nos âmes noircies par un an de laideur. Notre mère, quant à elle, prit cette décision avec son habituel fatalisme souligné par le sentiment de tomber encore un peu plus bas dans les strates souterraines d’une société qui exclue mais nous autres avons accueilli cette libération à hauteur d’une victoire que nous avons célébrée en faisant le tour du village, en file indienne qu’ouvrait notre grande sœur, que fermait notre grand frère, tout deux levant bien haut le drapeau tricolore que mon père vénérait et qu’il sortait tous les 14 juillet …..


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