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Genèse d'une lettre

Publié le 18 janvier 2010 par Chroniqueur
Genèse d'une lettre
Pour Yvette et Jean-Pierre Tirefort, postiers pour toujours
En la regardant, je me suis dit: "J'aimerais une boîte aux lettres exactement comme celle-ci!" Le lierre s'en est emparé, la transformant en un végétal pollinisé par les courriers. Elle est de guingois et n'a pas de serrure. Les oiseaux viennent s'y poser. Parfois, un chat qui dort, lui fait une toque de fourrure. J'imagine volontiers qu'elle doit être en conflit avec tout ce qui est un peu trop officiel. La commune doit lui écrire pour lui signifier qu'il faudrait qu'elle se tienne droite. Mais ces courriers estampillés d'un sceau officiel, personne ne doit les lire. Un facteur, nouveau venu dans le village, pourrait passer devant un certain nombre de fois avant de la trouver. Ni clocharde, ni ermite, elle est discrète. Ne s'y glisse pas qui veut. Elle a du caractère, en tout cas. Campée aux avants-postes, elle est déjà un début de foyer. Elle ne s'apparente en rien aux boîtes aux lettres, ordinaires, qu'on peut voir dans les immeubles-paquebots, qui ont toutes la même forme, la même couleur, avec une plaque similaire, et qui composent un grand mur d'indifférence, comme les casiers d'une morgue.
Quand on a une aussi jolie boîte aux lettres, on se doit d'avoir des attentes déraisonnables. On doit s'y rendre chaque soir avec la joie de savoir qu'on aura reçu une lettre manuscrite. Quel luxe! Moi qui peine à reconnaître l'écriture d'un ami, mais qui distingue d'un seul coup d'oeil une missive des impôts. De toute manière, je n'entretiens aucune correspondance, avec aucun d'entre eux. A l'ère du maïïllle, on n'a plus tellement le temps. Et puis, c'est une coquetterie dépassée. Cependant, chaque fois que je reçois une lettre manuscrite, c'est un petit événement. Je la mets immédiatement sur le dessus de la pile, pour l'extirper du lot des factures et des publicités. Comme si je devais impérieusement lui venir en aide, l'empêcher de se noyer. C'est elle que je lirai, un peu plus tard, le calme venu. Je ne me sens pas le besoin de la décacheter tout de suite. J'aime savoir qu'il y a un message en dormance dans l'enveloppe. J'ai pu attendre longtemps, parfois très longtemps certaines lettres sans pourtant ne jamais tout à fait désespérer et me résigner à ce qu'elle puisse ne pas arriver. Elles arrivaient. Du Petit-Mont, et alors c'était un scribe. De Grignan, c'était un poète. De Monthey, c'est une grand-mère qui m'aime. Et ainsi de suite, selon l'aéropostale du coeur de chacun.
Poursuivant ma rêverie, je n'arrive pas à me convaincre que c'est complètement ringard, à l'ère du courriel, d'aspirer à des relations épistolaires. Il y a là un rituel qui requiert toute notre attention. Une lettre, c'est un fil d'or qu'on prépare patiemment - rien à voir avec un réseau qu'on inonde. On entre en relation avec le destinataire, bien avant qu'il ne reçoive la missive. Manuscrite, elle exigera de la tenue, un effort de notre part. On retrouve un artisanat de l'écriture - devenu peut-être moins familier pour certains. De l'encre sur les doigts. On se sent maladroit, alors que les mots venaient si facilement sous le clavier. Le papier offre une résistance qu'on avait oubliée. On décide de faire un brouillon qu'on recopiera ensuite de notre plus belle écriture. On devient moine copiste. On prend soin d'écrire l'adresse le plus clairement possible. Je ne compte plus le nombre d'enveloppes déchirées et recommencées par crainte que le facteur ne parvienne pas à la lire. Je rajoute une citation au dos, ou un tampon encré représentant un merle allègre. Et je n'oublie pas de la timbrer d'une belle boutonnière dentelée et colorée.
Voilà. Ma lettre est faite. Je me rends vers une de ces grosses boîtes dont la couleur jaune indique sans équivoque que le courrier, c'est par là. Je soulève le clapet qui retombe d'un bruit net et tranché, clac, coupant le cordon qui me relie à elle. C'est irrévocable. A partir de maintenant, si je tentais de la récupérer, ce serait un acte de vandalisme. Elle ne m'appartient plus. Elle vient de passer la douane et se trouve dans le purgatoire de l'administration postale. Encore en gestation, sa maturité ne sera atteinte qu'au moment où elle sera lue. En attendant, je me réjouis. Je nourris un petit espoir. Je compte les jours. Ma lettre devrait arriver chez toi demain; nous sommes mardi; oui, je peux envisager un coup de fil ou même une réponse d'ici la fin de la semaine. Il y a bien entendu mille et une autres manières de correspondre. Celle-ci a la particularité de laisser une trace durable. Au royaume des identités virtualisées, écrire une lettre, c'est donner corps aux échanges.
Recevoir une lettre, c'est entrer en relation avec une matière sensuelle, le papier, une écriture - cet autre visage, peut-être même, parfois, un parfum. La matérialité du support offre un contact plus intime avec l'expéditeur: il s'est prêté à un exercice particulier pour nous écrire. Pour ma part, je ne me souviens d'aucun courriel qui ait eu autant d'importance qu'une lettre, et qui se soit ainsi inscrit dans la durée - et pourtant j'en ai reçu des milliers. Comme si leur virtualité les conservait dans une nébuleuse. Les choses importantes, celles qui comptent, je les ai toujours dites avec des mots d'encre, ou de vive-voix. Certaines lettres m'accompagneront pour toujours. Parfois, en chinant dans la brocante de mes souvenirs, je retrouve dans un tiroir un courrier reçu il y a une vingtaine d'années. En le sortant de son enveloppe cocon pour le relire, je ressuscite toute une part de ma vie, qui s'électrise à nouveau. Une lettre, c'est une bribe de l'histoire de chacun, innervé de souvenirs, d'émotions, de joies ou de tristesses, d'amours. Elle fait corps avec un être, prolonge sa mémoire. Les petits sillons d'encre ont été bus par la grande plaine blanche de la page qui les a fossilisés: le petit tumulus de mots n'en garde pas moins tout son rayonnement. Relire une lettre, c'est faire comme Pantagruel, lors de son voyage aux confins de la mer glaciale, qui observe les paroles gelées qui restent en suspension dans l'air, et qui se réchauffent et deviennent sonores lorsqu'il les tient dans ses mains. Dans les entrelacs de l'écriture de l'expéditeur se love la substantifique moelle d'une relation, une présence, le son d'une voix qu'on se remémore. Un lacis de correspondance ... "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent" (Baudelaire). Une lettre, c'est peut-être le seul vrai papier-valeur qu'il nous soit donné de recevoir.
Je regarde le gravier et j'imagine un facteur qui déboulerait à vélo au bout du chemin, faisant crisser les pneus. Il a une grosse moustache. Il ouvre sa belle sacoche de cuir pour en sortir un pli et le déposer dans la boîte. Peut-être qu'il croisera le locataire et la lui donnera en main propre en lançant un:
- Ah, bonjour, vous êtes là! Tenez, j'ai une lettre pour vous.
Il liera la boîte à un visage. Peut-être même aura-t-il un clin d'oeil complice en la lui remettant, car il reconnaît une écriture qui lui est familière. Il aura fait un lien entre ces courriers et une personne qui vient souvent. Pourquoi pas? Tout ceci correspond bien à l'idée que je me fais de cette boîte aux lettres croisée en chemin. Je sais bien que ça ne se passe plus que rarement ainsi. Mais qu'importe? Au royaume de l'image et des correspondances virtuelles, je fais partie de ceux qui trouvent pathétique de s'envoyer des "je t'aime" par sms. Même si ça ne veut pas dire qu'on s'aime moins.

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