Magazine Journal intime

# 11 — langoustinodépendance

Publié le 26 janvier 2010 par Didier T.
Inutile de chercher à nier, inutile de payer hors de prix un ‘mon cher maître’ chargé d’inventer des circonstances atténuantes: en matière culinaire je suis une catastrophe indéfendable, une plaie dans le mitonnage de la boustifaille qu’à me voir à l’œuvre aux fourneaux ce pauvre Bernard Loiseau s’en serait collé une bastos sous la toque. Quand il est question de sortir un chouïa de l’ordinaire ‘coquillettes/beurre’, dans la cuisine je ne fais donc rien à part assurer un vague appui d’arpète mal orienté à l’école, et gérer la pile de vaisselle le lendemain si possible pas trop matin —de l’avis général, il vaut mieux que ça reste comme ça.
# 11 — LANGOUSTINODÉPENDANCE
Il existe quand même une exception à ce désastre gustatif qui ferait passer Brassens pour un cordon bleu, et elle est de taille cette exception, gast ha gurn! Quand on va manger des langoustines, la Patronne sait qu’elle n’aura qu’à poser son réjouissant popotin sur la chaise et déguster en remerciant la vie de lui avoir permis de me rencontrer. À la poissonnerie c’est moi qui vais les chercher, les langoustines. À la maison c’est moi qui les prépare, volume d’eau, température, quantité de gros sel, filet de vinaigre, taillemigne de la cuisson —pendant quelques minutes je deviens un maniaque qui travaille à la Nasa sur une mission vitale pour la survie de l’espèce. C’est moi qui prépare la mayonnaise —juste pour boucler la boucle. C’est moi qui débouche le muscadet qui va avec, mis au frais quelques heures plus tôt —non mais, on n’est pas des amateurs. De Molène à Clisson, je prépare les meilleures langoustines de l’Univers. Fierté. Vanité. Légion d’honneur. Boursoufflure. ‘Moi, je’. Graal trouvé. Symbiose totale avec le reste du monde connu ou pressenti. Que quelqu’un crie: “langoustines à babord!”, aussitôt mes chevilles ne rentrent plus dans les bottes de John Wayne. Le jour où je mourrirai sera un drame intergalactique dans l’histoire de la cuisson des langoustines, je n’ose même pas y penser, et ça tombe bien vu que je ne serai heureusement plus là pour subir ce Pearl Harbor culinaire qui relèguera l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie au rang d’un feu de poubelles dans le neuf-trois un soir de premier de l’an. Tout un pan de civilisation disparaîtra avec mes minutages et ce seront mes proches qui pleureront leurs langoustines perdues, pendant que je refroidirai tranquille en attendant d’aller enfin nourrir les descendants de tous ceux que j’aurais bouffé —qu’on balance ma carcasse au large du Guilvinec, juste retour des choses, mais prenez votre temps, hein, je ne suis pas à quelques décennies près, bien au contraire, je n’ai rien contre l’idée de participer aux cérémonies du centenaire du débarquement de Normandie à y agiter mon petit drapeau.
Tatouze est une chatte dont on ne connaît pas exactement l’âge, je l’ai récupérée alors que c’était un tout petit machin de vingt centimètres de long.
L’irruption de Tatouze dans notre vie se produisit un jour de décembre, ce jour où le facteur est venu vendre ses calendriers. Il sonne, on ouvre, il entre, on lui propose un petit café et il nous montre son stock de calendars et je lui demande:
— “Y’en n’a pas un avec des chats en photo? Passqu’on vient de perdre le Neuveu et la Victime et j’ai du mal à m’en remettre, alors dans l’état actuel des choses un placebo de chat ça serait mieux que rien.”
— “C’est bizarre, en venant j’ai vu un p’tit chat sous la 4L garée juste devant. Je croyais que c’était un chat d’ici.”
Alors je suis allé voir et j’ai trouvé la minitatouze terrorisée sous ma voiture, toute petite chose perdue ou abandonnée. J’ai réussi à la cravatter en lui donnant à manger comme je ne l’ai depuis jamais vu rebouffer. Dès lors elle a décidé de rester avec nous vivre sa petite vie de Tatouze, c’est-à-dire principalement dormir sur les coussins et chasser les insectes —des adversaires à sa portée, bien qu’en cas de confrontation avec des gros bourdons le combat reste souvent longtemps aussi incertain que passionnant à observer.
Je l’adore, Tatouze. Sûr, elle n’a pas inventé le fil à couper le RonRon en cubes et elle est effrayée de tout, vraiment de tout, des fois elle a peur de ses propres moustaches dans le vent, plus flippée y’a pas, séquelles d’une enfance douloureuse je suppose, mais elle est extra, gentille, touchante, affectueuse, délicate, pacifique, un regard de reconnaissance infinie d’être ici avec nous —il faudrait vraiment que j’en sois rendu à une situation ignominieusement désespérée pour me résoudre à l’abandonner, la vieille Tat’ au ventre maquereau et au dos camouflage.
Une de ses particularités à Tatouze c’est qu’elle adore les langoustines. Depuis toute petite elle est comme ça. Rien que de me voir arriver avec le sac elle doit sentir ce qu’il contient, ça la met dans un état... alors à chaque fois elle y a droit, une ou deux langoustines qu’on lui dépiaute comme si c’était pour nous —un ‘régime spécial’ puisque pour les deux autres morfalous c’est niet, hé les rustres la gamelle est pleine de croquettes. Et je vous jure que c’est beau à voir, la Tatouze qui mange sa langoustine —la joie de vivre dans cette vallée de larmes saturée de salopards et autres sagouins portant plus ou moins beau, de quoi racheter n’importe quelle journée de merde, un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler le Paradis sans les bondieuseries.
Beau s’enfiler sa langoustine comme une furieuse, le reste du temps Tatouze ne mange presque pas, c’en est presque effrayant. Les autres chats c’est des gouèles, le GhostPisseur, Pédaluile, ils en foutent partout, et si tu as le malheur de trop t’approcher pendant leur gueuleton ils te glissent un sale regard genre ‘cette gamelle est trop petite pour deux, étranger’ —des coyotes qui vivent pour manger, prêts à faire parler la griffe pour manger encore plus. Tatouze, elle, au repas elle chipote sa croquette et puis voilà, calée pour quelques heures. Faut dire qu’elle ne dépense rien dans sa journée, à cause des Féquétins. Ah oui, quand même, préciser, les Féquétins c’est tous les autres matous du coin. On les appelle comme ça, ‘les Féquétins’ —ne me demandez pas d’où vient ce nom, je ne vous répondrai pas, ou alors si je suis obligé je le ferai dans un noyage de poisson façon Columbo, “ça doit bien coûter dans les 5o $ une belle chemise comme ça, m’sieur, ah oui, double-molletonnée, tenez, c’est comme mon p’tit n’veu, m’sieur, il collectionne les ch’mises”, etc., et sur le sens du mot ‘Féquétin’ vous craquerez avant moi. Il en circule plein dans le secteur, des Féquétins, et selon leurs tronches ou leurs dégaines ou leurs comportements on leur donne des noms au fur et à mesure qu’ils se présentent, se révèlent: Excopain, Zieubleu, Maddleton, Janpoldeu, Gérarlambert, Louiferdinanféline, Pèpemane, Depardieu, Torquemada, Dracula, Davidouillet, Cajofol, Jimihendrix, Pépédéha, Staline, Gédéon, Mimimati, Orsonouelz, Dormesson, Bèneladène... on n’en finira jamais tellement ça pullule trop plein des Féquétins avec un sacré teurnoveur vu que ça ne vit pas souvent vieux un gentilchat de fortune, et bien sûr Tatouze est morte de trouille rien qu’à les voir, ces Féquétins qui ne pensent qu’à la chiquer ou lui grimper dessus (sans doute un peu comme ça se pratiquait chez les humains dans la préhistoire —époque bénie pour les ‘serial-lovers’), alors Tatouze ne sort pas beaucoup et rarement sans escorte, d’ailleurs en cet instant elle roupille juste derrière moi, le ventre maquereau zippé au tapis et la moustache au repos.
Au début qu’on est arrivés ici c’était ‘entrée libre’ à la maison, les Féquétins ont vite pigé le filon et Tatouze ça lui pourrissait la vie. Alors on a réfléchi et on a installé une chattière sarkozienne (un système avec un aimant qu’on lui a accroché au collier et ça déclenche l’ouverture quand elle approche du clapet sa petite tête de Tat’, comme ça tous les Féquétins sans-aimants restent à la frontière à pisser de dépit sur la chattière sarkozienne, et Tatouze vit peinard à la baraque, à l’abri, à sortir quand elle veut —la plupart du temps pour un petit pipi furtif, ou alors pour jouer au lézard sur la terrasse quand on y est aussi à faire des barbeuques ou boire un bol. Tatouze vote pour l’Ordre et la Sécurité, “immigration zéro”, férocement hostile à la régularisation des Féquétins (même au cas par cas). Enfin bon, vous voyez sa situation, en gros. Et dans tout ça, moi, garde du corps de Tatouze, tel est mon engagement félinitaire... et sûr que les Féquétins entre-eux doivent se dire ‘la Tatouze, j’suis sûr qu’il se la garde pour lui tout seul, ce vieux dégueulasse’.
Un soir j’ai préparé des langoustines dans les règles de mon art. Sauf que ce soir-là c’était un peu spécial à la maison. Avec la Patronne on discutait plus soutenu que d’ordinaire (ça bardait un peu pour ma pomme, quoi, mais bon, même les hommes de compromis les plus contorsionnistement lubrifiés ne peuvent hélàs toujours passer au travers de tout, à peu près pareil dans chaque souhitehome, pour les détails je ne rentrerai pas dedans, les pervers que mes petites misères domestiques feraient rêver n’ont qu’à imaginer, c’est pas bien difficile, c’est les mêmes histoires chez vous). Donc on mangeait en discutant ferme, mézigue dans le rôle du gardien de but menotté à l’instant du pénalty, et à la fin du repas on s’est rendus compte qu’un drôle de truc circulait dans la pièce comme un requin sous amphètes. Oh là là, c’était vraiment pitoyable comme pèzetaque, la pauvre Tat’... la première fois de toute sa vie avec nous qu’elle n’avait pas bénéficié de sa langoustine attitrée. Et on avait tout mangé, argh. Elle tournait sur elle-même comme une toupie bancale, la pauvre, visuellement ça faisait trop mal aux tétons. Alors j’ai dépiauté deux-trois têtes pour lui concocter un lot de consolation à avaler mais ce n’était pas pareil, évidemment, pas du tout pareil, elle a senti le cadeau et a été déçue et le mot est faible, ce regard de désolation que je me suis pris de sa part en frontal, “toi, mon meilleur ami, tu oses me proposer ça à moi, ta Tatouze préférée?” —j’en ai eu salement honte. Elle n’a même pas mangé ses têtes dépiautées et elle s’est remise à tourner en rond en attendant sa langoustine, damnède. J’étais mal. Elle a tourné un trop long moment interminable, bon sang, la pauvre, elle ressemblait de plus en plus à une superballe, on ne l’avait encore jamais vue comme ça, on ne savait plus quoi faire, elle pignait en même temps qu’elle tournait en rond, un crève-cœur, trop déchirant son petit regard d’incompréhension, toute l’injustice du monde, un désespoir... Ce n’était plus du tout la même chatte —j’étais impressionné. Et là on a compris que pour avaler sa langoustine tacitement réglementaire, Tatouze-la-flippouze serait capable de s’adonner à presque n’importe quoi... y compris —va savoir— se jeter entre les pattes d’une horde de Féquétins en rut. On n’osait même pas débarrasser la table pour ne pas lui donner de faux-espoirs qui auraient pu l’achever. On attendait qu’elle se calme, figés, sinistres, bien loin de tous les reproches conjugaux sans doute fondés que je venais d’encaisser avec stoïcisme et force muscadet —tant qu’à se faire enguirlander, hein, autant que ce soit avec le verre plein. On commençait à craindre qu’elle nous claque sa pile, tellement elle tournait en rond. Ça a bien duré un quart d’heure comme ça, à part Tatouze tout s’était arrêté dans la maison, les boules. Finalement elle s’est posée sur un coussin et elle a dû s’endormir en nous traitant de gros enfoirés de leurs mères, je suppose, vu le petit regard fixe qu’elle balançait de son coussin vers nous, un regard qui voulait très clairement dire ce qu’il disait, “fachistes!”.
Depuis cette soirée marquée d’une pierre noire dans la chronologie de Tatouze, à chaque fois que je prépare des langoustines, pour être bien certain qu’au lieu de sombrer avec griffes et pelage en traitant le monde entier de bourreaux il y en a une qui pourra continuer sans plus d’encombres que d’ordinaire à traîner ses coussinets de vieille Tatouze qui ne fait de tort à personne en suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome, sitôt la cuisson achevée je commence par mettre une belle langoustine à gauche.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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