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22. Xavier doute

Publié le 09 février 2010 par Irving
-En tout cas vous me ferez toujours pas croire que vous êtes la personne que vous prétendez être.
Je ne suis pas Irving Rutherford. C'est le nom que je me suis choisi pour devenir écrivain, et c'est le roman de ma vie. Mais ce n'est pas moi. C'est quelqu'un d'autre, quelqu'un qui n'existe pas, et pourtant je vis dans son ombre. Vincent dit qu'on finit par devenir ce qu'on projette. Moi ce que je projette se rebelle et s'échappe, devient réel puis disparaît.
Le camion fait une embardée, et Joell le suisse pousse un juron en critiquant l'entretien des routes françaises. Si ma vie était réelle, je ne serais pas dans ce même camion, avec ce même chauffeur routier qui lit mon blog. Et Roger, en toute logique, serait présent. Je peux trouver des dizaines d'excuses à son absence, mais le fait qu'il apparaisse et qu'il disparaisse sans arrêt pose de sérieux doutes sur son existence.
-On est bientôt à Paris, m'annonce Joell.
Il accélère un peu. Ses doigts sont crispés sur le volant, et je sais très bien que l'autoroute vide lui fait peur à lui aussi. Il fait le voyage avec plus de jerricanes d'essence qu'il n'en faut, mais je distingue une frayeur dans son regard à l'idée de se retrouver coincé en France.
C'est mon pays, et au moins il existe. Roger n'est pas là parce qu'il est peut-être inventé, et pour moi c'est peut-être le contraire. Je suis une entité cosmique, un trou noir qui aspire la France entière dans son vortex. La campagne défile, et elle est faite d'autant de souvenirs qui vont s'emmagasiner dans ma tête et qui refuseront d'en sortir.
Je vais encore exploser. On ne peut pas se laisser traverser, ramasser toutes les merdes de la vie qui traînent, parce qu'à un moment on a plus de place.
Alors on écrit. On évacue ce trop plein de pensées tourbillonnantes prises au piège dans le vortex, pour éviter de répandre notre cervelle sur les murs. Mais c'est pas parce qu'on écrit qu'on est écrivain.
Ce que je suis ?
Le vortex aspire les discussions du routier suisse, les vaches qui broutent dehors et les nuages qui dansent un ballet immobile dont on ne perse pas le but. Le trou noir dans ma tête se gave de chaque seconde, de chaque mot. Mais je ne crois pas que je sois écrivain.
Dehors, l'autoroute déserte et la campagne française me demandent de parler d'eux, et Joell aussi, même s'il ne le sait pas. Et puis il y a Irving Rutherford. Lui, il se cramponne et résiste au vortex. Il se débat dans les trous d'air, s'immisce dans les brèches, et il se fait sa place dans mes chaussures. Il ne boite pas, et il est écrivain.
Joell me parle de sa dernière livraison. Il dit que c'est bien la dernière fois qu'il met les pieds dans ce pays et que je suis malade de vouloir y retourner.
-Mais bon, philosophe-t-il, c'est ton pays. Tu fais partie des cinglés.
C'est peut-être ça que je suis, au final. Le camion dévale la pente, même si le sol est plat, et m'entraîne irrémédiablement vers Paris. Et je suis tout seul parce que c'est ainsi que ça doit être.
La campagne se change en petites villes, puis en plus grosses. Rapidement, la métropole nous envoie des ambassadeurs et les immeubles se font plus hauts. Joell accélère encore un peu plus. Le camion fait des embardées de plus en plus violentes. Je demande au routier s'il est bien nécessaire de rouler si vite.
-Qu'est-ce que tu crois, me répond-il, qu'on va nous accueillir les bras ouverts ? Je prends de l'élan.
On prend de l'élan. On recule de quelques pas avant de foncer dans le tas, et c'est un point de vue que je partagerais volontiers si je n'étais pas dans un bolide de plusieurs tonnes lancé à l'assaut de la capitale.
Paris est là. L'autoroute finit, et des barrages sont installés à l'arrivée. Des militaires ont déployé des barrières et semblent nous attendre. Joell pousse le camion dans ses retranchements, et passe en trombe, renversant le dispositif, tandis que les gardes se jettent sur le côté pour nous éviter.
Le suisse pousse un éclat de rire fracassant, en les traitant de pédés. Je me cramponne à mon siège, apercevant les premiers immeubles haussmanniens. J'hésite encore entre pousser un cri d'allégresse ou sauter en marche.
C'est Paris, putain. C'est la vie qui va à cent à l'heure, qui se fout des militaires comme des écrivains. Et c'est complètement con de poser des barrières pour la ralentir.
Joell me demande si j'aime les Doors, et sans attendre ma réponse, il insère une cassette dans l'autoradio. La musique retentit et j'ai envie de hurler ma haine au monde qui nous entoure. J'existe et je suis moi, et il y a un tas de fils de putes aux alentours. J'emmerde les militaires et les révolutionnaires à deux balles. Je vomis les orges qui décident pour nous, et qui n'ont pas encore compris qu'on était juste en train de s'échauffer.
Le camion brûle le bitume, démolit les boulevards. Sur le chemin, Joell défonce une ou deux voitures abandonnées qui lui barrent la route. Je pousse un cri qui vient des tripes, en passant la tête par la fenêtre, et le vent froid vient se cogner sur mon visage.
J'existe, putain, même si je suis pas vraiment Irving Rutherford. Lui c'est l'écrivain, moi je suis celui qui est trop en colère pour espérer faire carrière. J'emmerde Roger et ses prix Nobels, lui n'est pas avec moi dans ce camion qui se fraie une voie dans les artères encombrées de cette ville moribonde.
Juste moi, le suisse qui doute de mon identité, et Jim Morrisson qui chante « Strange days have found us » dans l'autoradio.
Me voyant hurler, Joell m'avoue qu'il avait tort de se méfier de moi, et qu'après tout je peux bien être qui je veux. Il accélère et le vortex emporte tout sur son passage. Je me gave d'immeubles, de vitesse, et d'histoires à dormir debout. Sans cesser de hurler ma joie et ma haine, je me rends peu à peu malade.
Je sens à peine le camion se renverser. Il semble décoller légèrement, et je remarque que la petite peluche accrochée au rétroviseur penche doucement vers la gauche. La fenêtre du côté conducteur vient frotter contre le bitume, mais ne ralentit pas le camion. Il continue sur sa lancée, et glisse sur la route comme si Joell était toujours aux commandes et qu'il ne voulait pas s'arrêter.
C'est une voiture garée au milieu de la route qui vient freiner notre route. Le pare-brise de la cabine se troue, mais ne fait pas vraiment d'éclats. Je me cramponne à mon siège pour m'empêcher de tomber vers le routier suisse, qui pousse des petits cris d'incompréhension. Le camion s'arrête, et seul le bruit un peu rouillé d'une roue qui tourne dans le vide vient troubler le silence.
-Ça aurait pu être pire, s'excuse Joell.
Je souris en détachant ma ceinture, lui répondant que je vais continuer à pied, pour détendre l'atmosphère. J'existe et je n'ai pas peur. J'étais terrifié à l'idée de vivre dans les limbes, et de finir par m'abîmer dans mon propre vortex. Mais au fond, les choses sont toujours plus simples.
Je soulève ma portière comme une trappe de grenier. Le routier, un peu tétanisé, m'explique qu'il a besoin de réaliser, et que pour sa part il va rester quelques minutes dans sa cabine.
-Putain, ajoute-t-il, c'est digne d'une nouvelle d'Irving Rutherford ce qui vient de se passer.
Je le rassure en lui disant que non, et que si ça n'avait tenu qu'à moi la scène aurait été plus violente. Il me répète une dernière fois que je n'arriverai pas à lui faire avaler que je suis écrivain.
Je m'extrais de la cabine, et remonte la fermeture éclair de mon grand manteau d'hiver. Le froid est partout, mais c'est son dernier combat. Il essaye de nous en faire baver une dernière fois avant l'arrivée inéluctable des jours meilleurs.
Le froid s'engouffre dans le vortex, lui aussi. Il y restera gravé, et sera classé dans les souvenirs comme « l'année où on a eu un hiver glacial ». Les autres évènements deviendront peut-être des détails avec le temps.
Je ne suis pas si loin de chez moi. Je me mets en route, et je ne rebrousse pas chemin lorsqu'au bout de quelques mètres je réalise que j'ai oublié mes béquilles dans le camion. Je poursuis ma route d'un pas claudiquant, évitant les grosses artères et leur calme inquiétant.
Une fois dans ma rue, une main invisible empoigne mon cœur pour jouer avec comme une figurine anti-stress. Je découvre mon immeuble en partie éventré, et mon appartement carbonisé à l'air libre. Comme après un incendie. Comme après un tir de roquette.
Les mains tremblantes, je compose le code et monte les escaliers, manquant de tomber à chaque pas. Je pousse la porte de chez moi, délicatement, comme par peur qu'elle tombe en poussière. Je pénètre dans l'appartement et découvre Xavier accroupi au milieu des décombres, des circuits imprimés dans les mains.
Le sol est jonché de mes affaires, brûlées ou pas, et Xavier a l'air de trier ce qui peut encore servir. Je vais m'assoir sur mon canapé qui n'est plus qu'une armature en bois noircie, et il sursaute en remarquant ma présence.
-T'es pas vraiment là ? me demande-t-il agressivement.
-Si. Je viens de rentrer.
-Non, tu viens pas de rentrer.
-De Suisse. Cette fois c'est la bonne.
-Non, tu comprends pas. C'est moi qui suis fatigué et qui imagine ça.
Je tente de sourire, et passe ma main sur l'armature du canapé, qui se noircit au contact du bois brûlé. J'entrevois dans un coin de la pièce un exemplaire de ce mauvais roman que j'ai écrit il y a des siècles, totalement intact. Et brusquement une pensée s'impose à moi : J'aurais préféré garder le canapé.
-C'est réel, dis-je à mon ami. Je vais t'expliquer.
-Tu comprends pas, répond-il, catégorique. Ça fait longtemps que tu es rentré. Et tu es reparti. Tu es mort fauché par une roquette et c'est moi qui te projette en ce moment.
Heureusement pour moi, je suis déjà assis. Je regarde Xavier, au bord de l'implosion, attendant désespérément le « je me fous de toi » qui m'empêchera de perdre pied. Mais ses yeux sont tristes et fatigués, et me traversent comme un fantôme.
Je croise mes bras et les ramène contre ma poitrine, comme pour vérifier que ma chair est palpable. Je sors une cigarette et l'allume, contemplant les débris étalés de ce qui fut ma collection de bandes dessinées. Et puis subitement, sans que je m'en rende compte, j'existe un peu.
Note : Hein ?
Prochainement : Gilbert Becaud

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