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Umar TIMOL (Île Maurice).

Publié le 11 février 2010 par Ananda


 

On me dira que ce sont des mots. Rien que des mots. Et les mots s’envolent, les mots sont éthérés, les mots se dissipent. Rien ne les retient. Mais qu’en savent t’ils ? On me dira que ce sont des mots, rien que des mots, qu’ils sont d’une banalité affligeante. Et il est vrai qu’ils ne font qu’énoncer tout le sordide prévisible du quotidien. Mais ces mots ne sont pas des mots car ils font mal, ils blessent, ils me triturent la peau, le cœur, les entrailles. J’aimerais pouvoir les cloîtrer dans une boite, dans un coffre, dans un lieu sûr pour qu’ils cessent d’œuvrer à ma ruine. Mais cela ne servira à rien car ces mots sont d’une telle violence qu’ils disloquent toutes mes puériles tentatives de les subjuguer. Il est des mots, croyez-moi, qui peuvent tuer, qui sont comme un tournevis enfoui dans ma cervelle, un tournevis qui sonde, écorche et pulvérise.

Envie aujourd’hui de l’impressionner. Envie sordide il est vrai. Il n’est pas utile ici de scruter mes motivations. Je suis vieille et folle. Il n’y a pas lieu d’en débattre. On pourrait à la limite se livrer à un exercice pour vérifier la gravité de ma folie mais je crois que le monde a mieux à faire. Envie donc de l’impressionner. Mais comment donc procéder ? Je ne vais quand même pas minauder et faire la coquette, je suis une vieille peau dont le seul attrait est une cervelle qui est dans un état comateux depuis bientôt quarante ans, depuis que j’ai eu la bonne et élégante idée d’épouser mon cher mari. Je suis laide et je le sais. Parce que je le vaux bien. Je vais donc l’impressionner en ayant recours à ce qu’il y a de plus sublime, en toute modestie, en moi, je parle, vous l’aurez compris, de mon intelligence. Il ne faut pas oublier que je fus, à mes heures, une élève modèle, que j’ai remporté des médailles, que je suis capable de discourir sur tout et rien, que je peux énumérer en moins de cinq minutes toutes les capitales du monde. Mais comment donc l’impressionner puisque monsieur croit que je suis sa grand-mère et que mes oreilles servent à éponger ses déboires d’adolescent, oui, didi, j’aime, j’aime, je suis fou d’elle, il vous faut me conseiller, je vous en supplie. Comment donc dans ces circonstances lui expliquer que je suis une lectrice acharnée de Kant et que je me livre, à mes heures perdues, à des supputations sur le temps et la mort ? Monsieur ne souhaite qu’une chose, que je lui serve d’auditoire. Il me reste donc la méthode ultime, la méthode ancestrale, j’ai nommé, la bouffe ! Je vais donc lui préparer des bons petits plats comme il les aime, les plats de grand-mère, délicieux, succulents, des mets, comme on le dit au pays, fondants. Et monsieur le jeune homme sera très impressionné, je peux vous l’assurer, il me comblera de compliments, on se croirait, didi, dans un restaurant, ah que c’est bon, ah didi vous êtes un cordon bleu. J’aime les compliments, je les adore et le freluquet, j’en suis convaincu ne cessera de célébrer mes talents et mes vertus de chef. Pour ce qui est de la question essentielle, est-ce qu’il se mettra à m’aimer, je crois que la réponse est plus qu’évidente. Mais je ne veux pas aujourd’hui penser. A bas la pensée ! Je suis la guerrière de l’amour et ma mission aujourd’hui est de l’impressionner.

Ne croyez pas que je suis obsédée. Pas du tout. Je suis innocente. Tout comme l’est un bébé tigre. Il est vrai que je collectionne depuis peu ses cheveux. Je les ramasse religieusement, ce qui est un comble, vous l’avouerez pour une personne qui a depuis longtemps perdu la foi. Je les enfouis ensuite dans une petite boite rose et quand je n’ai rien à faire, mais vraiment rien à faire, je joue avec. J’aime le soyeux de ses cheveux, j’aime les toucher, je les étends sur ma peau et les laisse calligraphier je ne sais quel objet, parfois pervers, parfois poétique. J’aime aussi les sentir, m’imprégner de ce parfum, assez particulier, pas tout à fait enivrant mais qui procure un curieux sentiment d’exaltation. J’aimerais en collecter suffisamment pour en faire une petite perruque. Il est évident que cela prendra beaucoup de temps mais c’est l’œuvre d’une vie, un combat de tous les instants. Et, dans mes grands moments de délire, ça m’arrive souvent, figurez-vous, je m’imagine, morte, six pieds sous terre et au creux de ma main, la petite perruque, ta chevelure qui se souviendra pour toujours de notre soi-disant amour. Pathétique non ? Il m’arrive aussi de les manger, oui, vous avez bien lu, bien entendu, les manger. Je précise que je ne suis pas une cannibale et que je ne meurs pas de faim mais bouffer tes cheveux c’est mêler ton être au mien. Et je suis très méthodique, je prends mon temps, je les mastique, je les mâche, lentement, patiemment, je savoure chacune des molécules de tes cheveux, cet exercice est si délicieux que je frisonne de plaisir. Et croyez-moi, je ne vais pas m’arrêter en si bon chemin, aujourd’hui tes cheveux et demain ton briquet, ta plume et pourquoi pas ta chemise et puis, si dieu veut bien m’accorder cette grâce, t’enfermer, un jour dans une chambre pour que je puisse t’observer indéfiniment. Une vraie œuvre d’art dans le musée d’une folle.

Extrait d'un projet de roman intitulé "Journal d'une vieille folle".

Umar TIMOL.


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