Magazine Nouvelles

The Prisonner

Publié le 13 février 2010 par Kranzler
cop+killer+AD
Par où commencer ?  Je demeure incapable de réponse devant cette question tant il me semble vital d’ordonner mes pensées pour être cru, tant je suis habité par la nécessité de faire un récit précis des circonstances exceptionnelles dans lesquelles je me trouve. Une autre chose que j’ignore est le nom qu’il convient de donner à la mésaventure dont je fais les frais. Envoûtement ? Ensorcellement ? Je suis ouvert à toutes les hypothèses. Oui, toutes, et je n’exclus donc pas d’être la première victime d’êtres sournois venus de la bordure extérieure de la Galaxie dans le dessein d’asservir l’Humanité, et m’ayant choisi, moi, comme premier sujet d’une diabolique expérience – un honneur dont je me passerais volontiers.  A l’évidence, ceci n’est donc pas un banal post mais bel et bien un appel au secours. Oui, vous avez bien lu. Je le répète toutefois en espérant être entendu : A l’Aide ! Vous êtes mon seul espoir !  Mais à quoi bon m’épuiser en vain ? Fantaisiste, hurluberlu, voilà ce qu’on dira sans nul doute. Peu m’importe, puisque mon seul souci est d’être délivré. En vérité, je donnerais tout pour retrouver l’existence paisible qui jusqu’à hier encore était la mienne. Oui, tout était encore banal et agréable hier. Comme souvent, j’observais avec délice l’animation matinale du Petit Socco, installé à mon poste d’observation habituel à la terrasse du Café Tingis, et ce faisant j’achevais en parallèle une énième relecture de mon ouvrage à paraître intitulé « le Dictionnaire des Connes ». Images paisibles de gens affairés, de petits tricycles rouges livrant des bouteilles de gaz et crachant fort la fumée tant dans ce quartier de la ville le relief est marqué.  Tout allait bien, oui. Je venais même de trouver le point de départ permettant d’écrire ce commentaire sur Liz Taylor auquel je pensais depuis longtemps et que jusqu’alors j’ignorais de quelle façon commencer. Je regardais la vitrine du magasin de prêt-à-porter Volubilis, où Liz était entrée un beau jour pour choisir la tenue qu’elle envisageait de porter pour être présentée à Hassan II. Je l’imaginais précisément choisissant une robe de mousseline jaune, fluide mais peu décolletée, élégante mais sobre. Oui, une robe discrète, comme il sied pour une actrice alcoolique voulant faire bonne figure lors de sa présentation officielle à un monarque. Ou alors, était-ce plutôt une robe bleu pâle ? Non, jaune, c’était comme si je l’avais sous les yeux.  Ordinaire aussi tout le reste de la journée. Chiens et chats gambadaient dans l’appartement, savourant le plaisir d’être au sec lorsqu’il pleut dehors. Quel nom trouver à ma tortue ? Je ne le savais toujours pas mais elle paraissait peu préoccupée de sa condition de chélonien anonyme. Tant qu’il y a de la salade, semblait-elle penser. Elle croquait à belles dents et, dans le champ voisin, j’entendais aussi l’âne habituel braire de toutes ses forces – un fameux gaillard qui n’a d’autre intérêt que s’accoupler avec toutes les femelles, y compris celles non consentantes déjà maintes fois engrossées. Il avait aussi peu de succès que les jours précédents, à en juger par l’extrême contrariété de sa voix, et je pensais en moi-même mon vieux, il n’est d’ébats gratifiants que mutuellement consentis – un consentement qui, ensuite, n’empêche pas la plus parfaite sauvagerie ; ce n’est pas incompatible.  L’espace d’une seconde, toutefois, quelque chose m’a semblé étrange et troublant. Ce n’est pas grand-chose, une seconde, mais j’ai tout de même senti un frisson d’effroi me parcourir le dos lorsque Edouard, mon têtard, s’est approché de l’angle gauche de l’aquarium où depuis maintenant trois semaines nous avons lui et moi l’habitude de nous observer à raison de deux tête-à-tête quotidiens. Qu’était-ce, ce quelque chose ? C’était, dans le regard d’Edouard, un éclair de furtive malignité, une lueur de perverse défiance comme s’il voulait me faire froidement comprendre l’intention qu’il avait de me nuire. Mais il faut des périls plus grands pour m’impressionner. Et quelle menace, d’ailleurs ? Avais-je bien vu ? Pouvais-je me prétendre capable d’interpréter la complexité d’un regard de larve ? Pourquoi qualifier hâtivement de colère une émotion qui n’était peut-être que rancune ? Oui, rancune, je pouvais le concevoir. Edouard en effet m’apparaissait comme l’unique survivant d’une colonie décimée par ma négligence. Mauvaise qualité de l’eau ou pitance inadaptée. Je ne pouvais que mériter ses reproches, et la honte me paralysait lorsque je repensais à ses frères et sœurs flottant sans vie, gonflés comme des cornemuses.  Oui, l’espace d’une seconde j’avais prêté à mon fragile compagnon des sentiments bien excessifs dont sans nul doute il était incapable. Cette grimace sur sa bouche, ce pouvait être l’inconfort dû à un épisode passager d’intense constipation, elle-même provoquée par une alimentation mal équilibrée, ou par je ne sais quelle autre contrariété. Difficulté à supporter sa séquestration ? Admettons. Je ne connaissais pas les mots susceptibles de lui faire comprendre qu’il venait d’une mare aujourd’hui asséchée, et que son actuel sort était donc enviable puisque sans mon intervention il aurait succombé à la déshydratation avant d’être ensuite anéanti par les rayons brûlants de l’astre du jour.  Ou alors, dernière hypothèse, c’étaient les hormones qui travaillaient cette brave petite chose. Une précoce puberté. L’impatience d’une créature frétillante mais encore imparfaite. Son impérieux besoin d’arriver à maturité pour pouvoir ensuite se livrer dans le plus total désordre à des occupations d’homme : enter dans un café, aller aux putes, boire de la bière, roter et rouler en moto, et peut-être même tout cela en même temps pour parvenir à une encore plus grande excitation. Tout un programme, mais comment pouvais-je l’aider dans ce désir d’émancipation ?  Vers deux heures du matin, cédant à la particularité que j’ai la nuit de me lever pour déguster des desserts que je confectionne avec un certain talent dans la journée, je l’ai de nouveau observé, prenant évidemment soin de mâcher silencieusement pour ne pas le réveiller, m’approchant de l’aquarium en évitant autant que possible secousses et vibrations. Et oui, j’avoue avoir pris un peu d’embonpoint durant l’automne, une conséquence de mon somnambulisme. Je pèse maintenant mes quatre-vingt-dix kilos et si je suis désormais assez fier de mon cul je n’en oublie pas pour autant qu’il m’incombe de faire preuve d’une modération de mouvement envers les créatures de petite dimension dont Edouard fait partie. Ah, ce surprenant dessert. Cette onctueuse macération de cerises enrobées de fromage de chèvre frais non salé. Et comme il était agréable de constater que mon minuscule compagnon dormait paisiblement – je n’ose dire à poings fermés puisque ses pattes avant sont encore peu formées. Dans la lueur des étoiles il semblait redevenu bon et doux. Inoffensif et désarmé, pensais-je même avec tendresse, ignorant que je commettais là une grave erreur d’appréciation.  Mon imprudente, mon incorrigible naïveté ! Et quelle complète désolation. Je sens bien que c’est à partir d’ici, dans les lignes qui viennent, qu’on va cesser de croire à mon récit et me soupçonner d’incurable délire. Il me semble déjà entendre les quolibets, les railleries. Mais qui puis-je et dois-je m’arrêter à ces détails ? Est-ce ma faute si la réalité que je dois dénoncer est à ce point incroyable ?  J’ignore encore comment une telle horreur est possible mais je sais qu’elle existe et cette certitude me suffit en même temps qu’elle m’arme d’un courage qui sûrement m’aidera à supporter incompréhension et moqueries. Des mots simples me semblent les plus appropriés pour dire les choses et les rendre crédibles. Ce matin à mon réveil, lui c’était moi, et moi, c’était lui.  Comment une telle chose se peut-elle ? Je présume, sans en connaître l’origine, qu’un étrange phénomène d’échange d’enveloppes corporelles s’est produit. Depuis quelques heures je me trouve dans son corps et dans son aquarium. Muni d’embryons de pattes dont je maîtrise mal les mouvements, je ne possède plus que mon esprit et ma conscience, et lui bien sûr m’a dépossédé de mon apparence. Une parfaite réplique de ce que j’étais hier. Un mètre quatre-vingt douze. L’effrayant géant ! Et l’imposteur fait comme il était chez lui.  Moi qui autrefois avais si peu la faculté d’être scandalisé je suis stupéfait par ses manières. Qu’on me comprenne. Cette réaction est légitime et je peine à décrire le spectacle pénible dont je suis demeuré l’impuissant spectateur toute la matinée. Pourtant, il faut bien. L’occasion ne se représentera sans doute pas. Le voilà vautré sur mon lit, fatigué de ses excès, et je ne peux que profiter de ce moment pour témoigner.  Il m’a tout pris, tout volé, à commencer par mes vêtements qu’il semble même avoir choisi avec un grand discernement. L’une de mes plus belles chemises Kenzo, que je réjouissais de pouvoir bientôt reporter puisque l’été approche. Des chaussures Azzaro bicolores dont le prix effarant n’a d’égal que la solidité. Un pantalon en lin, une matière bien agréable. Un a un il a fumé douze de mes meilleurs cigares tout en s’aspergeant de Jules de Christian Dior, et cela précisément me reste en travers de la gorge.  Que dire du reste ? Du Whisky bu sans modération ? De ses yeux inquiétants lorsqu’il s’est approché de moi, me méprisant de ne pas même avoir à la maison au moins UNE caisse de champagne décent puis, l’instant suivant, me qualifiant de gamète, d’ovule, et j’ignore ce que j’ai trouvé le plus blessant, ou la cruauté du terme ou la dureté du ton, ou encore la cendre de tabac froid qu’il a laissé tomber sur moi.  Mes animaux semblent n’être pas conscients de l’imposture. Mon double les a nourris à profusion pour n’être pas dérangé, et je comprends bien son besoin de tranquillité. Ah, les odieux sites pornographiques sur lesquels il a surfé ! L’usage immodéré qu’il a fait de ma carte bancaire, faisant venir par la Lufthansa une prostituée de Berlin qui facture cher et ne voyage qu’en première classe ! Si je parviens à conserver mon calme, c’est parce que je connais le projet qu’il a de voyager. Je l’ai entendu réserver d’autres vols sur d’autres compagnies, et je sais aussi qu’il a réservé une escorte à Los Angeles.  Faudra-t-il qu’on paie une rançon pour que je sorte de là ? J’ose espérer que non. Je ne connais en effet qu’une personne qui serait heureuse d’effectuer à mon profit cette transaction libératoire. Je veux parler d’un homme beau et riche dont j’ai été l’amant autrefois et je sais être encore dans son carnet d’adresse et son cœur. Mais ces souvenirs de Jaguar sont pour moi plats et sans saveur. Il aurait dû me garder à l’époque où mes sentiments étaient encore chauds, et non pas épouser cette femme blonde assez belle qui s’ennuyait un peu et était encore en âge de procréer – tout cela pour divorcer après deux enfants, l’idiot.  Mon double dort sur mon lit. Il ne me fera peut-être pas plus de mal qu’il n’en a déjà fait et qui sait après tout si cet échange n’est pas que provisoire. J’ose l’espérer sans commette l’erreur de trop y croire. Je m’occupe comme je peux. Je pense au livre que je vais prochainement débuter, un ouvrage pratique dont je viens de trouver le titre : « Comment Echapper à un Millionnaire ». Etrange que ce sujet n’ait jamais été traité. Oui, un livre donnant des conseils fort simples pour éviter ces ennuis et ces complications auxquels chacun(e) de nous peut se trouver exposé un jour.  Pour conclure sur une note optimiste, je réponds par anticipation à vos interrogations s’il vous importe plutôt de savoir comment plaire à un millionnaire. C’est très simple. Ne faîtes rien. Soyez vous-même.

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines