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Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau

Publié le 16 février 2010 par Angèle Paoli
Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau,
P.O.L éditeur, 2010.


DE TOUT CELA QUI N’EXISTE PAS, IL RESTE...

     « Les seuls livres que je commence et dont je ne connais pas la fin ce sont les miens, ceux que j’écris. […]
Ici c’est différent, parce que je ne sais pas si je suis lectrice ou auteur de ces lignes. Ce livre me dépasse ».


      Cet aveu de fusion/confusion lectrice-auteur ― confié par la scriptrice de cette lettre à son destinataire ― rend compte de la complexité d’une écriture qui joue constamment sur la duplicité, le dédoublement, l’alternance du vrai et du faux. Vrai faux roman épistolaire, fiction en trompe l’œil, interrogation incessante et multiple sur l’écriture romanesque, vérité et mensonge, le dernier roman d’Emmanuelle Pagano, L’Absence d’oiseaux d’eau, est un roman qui croise à l’infini, dans un étourdissant jeu de miroirs, écriture du livre et écriture amoureuse des corps. Éblouissant vertige !

     Conçu « à l’origine » à partir d’un échange de lettres entre deux écrivains, tous deux engagés dans le projet d’élaborer, au jour le jour, une fiction amoureuse à quatre mains, L’Absence d’oiseaux d’eau pose, dès la « Note » préliminaire ― vraie ou fausse note ? ―, l’idée de la confusion entre histoire inventée et histoire vécue. « Le livre et la vie se mélangent, sans couture, sans séparation. » « La fin de l’histoire » est-elle la fin de l’histoire d’amour, la fin de l’histoire inventée par les deux romanciers, la fin d’une histoire de livre et d’amour inventée par celle qui dit « je » ? Les trois ensembles et même davantage ? Imprévisible et imprévue pour la scriptrice, l’issue de cette histoire, inscrite en filigrane dans la « Note », est évidente pour le lecteur. Qui sait d’expérience que les histoires d’amour finissent toujours mal et que les romans se terminent avec la fin de l’histoire, à la dernière page. La seule vraie différence avec d’autres romans, c’est qu’il n’y a peut-être pas d’histoire dans L’Absence d’oiseaux d’eau. Le roman d’Emmanuelle Pagano n’est-il pas construit sur l’absence ? Et l’absence d’oiseaux d’eau, annoncée par le titre, ne préfigure-t-elle pas d’autres absences ? Celle de l’amant, absence-présence-absence obsédante dont l’existence, réelle ou imaginaire, prend corps progressivement à travers les lettres qui lui sont quotidiennement adressées ? Absence de la scriptrice, absente à son mari, à ses enfants, à sa vie de tous les jours et exclusivement absorbée par son écriture et par l’amant fictionnel ou non qui la suscite ? Le motif de l’absence rythme les lettres, régulièrement ponctuées par le leitmotiv : « tu me manques » / « ce soir tu me manques plus qu’avant » / « Parfois, tu me manques tellement que je pense ne t’avoir jamais vu, que tu n’existes pas. » / « Tu me deviens, je m’efface dans ton corps, je n’ai plus d’odeur, plus de consistance, qu’à travers toi, et je comprends à quel point tu me manques, au point de n’avoir plus de corps, sauf le tien. Je t’embrasse. » Jusqu’à l’absence définitive, irrémédiable, qui fait de « ce livre un roman épistolaire sans échange, comme un faux », et de la parole de l’amante « un monologue pathétique. »

     Pourtant l’épistolière se prend à son propre jeu qui passe par la ritualisation de l’écriture liée au corps : dans le premier volet du roman (il y en a trois), écrire passe par la répétition, le leitmotiv de la position assise sur les genoux de l’amant :

« Quand on me demande ce que j’écris en ce moment, j’ai envie de répondre peu importe ce que j’écris, ce qui compte c’est comment je l’écris, j’ai envie de répondre en ce moment j’écris un roman assise sur les genoux de l’homme que j’aime. »

     Tout imprégnée de son personnage principal ― « je vais faire de toi mon premier personnage d’homme » ―, tout occupée du souci de resserrer ses émotions dans les pages qu’elle lui consacre, elle s’applique à faire grandir entre eux leur histoire sensuelle et charnelle.

« J’écris, je t’écris, avec cette envie de toi qui ne me quitte pas, plus forte qu’avant parce qu’elle se nourrit de la tienne, elle est dilatée, distendue, elle fait le tour de moi, puis elle me ceinture, et quand tu m’écris ton envie de moi, j’ai l’impression que mon désir me serre d’un cran supplémentaire. »

     De ce jeu à une seule voix, la scriptrice et amante entraîne avec elle dans les méandres de ses émois amoureux, de ses plaisirs, de ses émotions, de sa jouissance, le lecteur qu’elle tient en haleine d’un bout à l’autre de son écriture. Brèves au début, les lettres se densifient au fur et à mesure que la passion de cette femme pour son amant se fait exigeante, quémandeuse insatiable de caresses.

     Oubliant les questions de l’illusion romanesque, le lecteur se laisse prendre au rythme des phrases, à leur circularité, à leur poésie, au chant de cette femme, à sa voix qui le guide « maint tenant » dans la sienne, jusque dans l’intimité de sa sensualité extrême, jusque dans la crudité (jamais salace ni vulgaire) de son désir. Il n’importe plus dès lors de savoir si l’histoire qu’elle vit est vraie ou si elle est pure invention. Ce qui importe, c’est la beauté et la force enveloppante de cette écriture érotique, belle de la poésie liquide, à fleur d’eau, dont elle s’imprègne progressivement. À l’insu du lecteur, sans qu’il y prenne garde, les corps emmêlés des amants deviennent paysage. Paysages noyés de vallées et de lacs, de rivières de cailloux et de sable. Et peuplés d’oiseaux d’eau.

« Peut-être que nous fabriquons un lac, nous creusons dans la terre, puis nous drainons par des chemins, des sillons, l’eau des rivières pleines de poissons conciliants. Ensuite, nous sifflons pour appeler des oiseaux d’eau. Ils viennent peupler le lac à grands bruits d’ailes nonchalantes. […] Il ne nous reste plus qu’à souffler nos souffles chauds d’amants dessus pour que le lac se liquéfie, prenne sa forme arrondie dans le fond de la vallée, et libère les canards sauvages. […]
Nous dessinons ces lignes de rivières, ces affluents, ces fleuves, tu dis qu’ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, oui, avec nos lettres nous traçons ces lignes, c’est alors facile de détourner les cours d’eau. Nos lignes d’eau se croisent, se substituent les unes aux autres, nous serpentons ensemble et l’eau ouvre des brèches, elle forme de violents torrents glacés et bruyants dans les montagnes, notre histoire fait du bruit et rien ne l’arrête. »


      Jusqu’à l’ultime page qui livre le mystère bouleversant de L’Absence d’oiseaux d’eau. De tout cela qui n’existe pas, il reste une écriture. Virtuose et sublime.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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