Magazine Journal intime

Qu’aurait dit Aristote du débat sur le réchauffement climatique ?

Publié le 04 mars 2010 par Alainlecomte

Il est en général admis que les arguments « idéologiques » sont ceux qui ne renvoient pas à une possibilité d’évaluation scientifique rigoureuse. On dira que telle ou telle affirmation est « idéologique » parce qu’elle n’est pas prouvée et que donc elle ne peut provenir que d’un parti-pris, de quelque chose que l’on a posé comme postulat et que l’on ne souhaite pas remettre en cause. Le débat politique est ainsi admis être riche en formulations idéologiques, qu’il s’agisse de dire que « le libéralisme, c’est la confiance en l’Homme et en ses étonnantes capacités » (Guy Sorman), ou bien, dans un autre sens, que « le capitalisme, c’est la mort de l’Homme »….

En somme, « l’ idéologie » est vue comme un masque qui nous trompe, et quand notre interlocuteur y fait recours, c’est afin de mieux nous entortiller, nous prendre dans ses rets, bref nous « persuader », et cela il le fait avec des moyens qui ne sont pas ceux de la logique du vrai, mais plutôt de celle de la vraisemblance.

baillargeon.1267697558.jpegDéjouer l’idéologie reviendrait donc à démonter les trucs et les méthodes par lesquels une relation de persuasion s’établit. On a vu paraître il y a quelques années un essai de l’universitaire québécois Normand Baillargeon, qui se présente comme un cours (« petit cours d’autodéfense intellectuelle  », chez l’éditeur Lux), excellent traité qui essaie de passer en revue les trucs et les sophismes échangés au cours des discussions (voir ci-dessous le sophisme du hareng fumé).

Sans rien enlever à la valeur de ce livre (salué entre autres par Noam Chomsky), il faut tout de même signaler qu’il a un ancêtre de taille, difficilement surpassable, qui n’est autre que le IXème livre de l’Organon, le Grand Traité de Logique établi par Aristote il y a environ deux mille cinq cents ans, « Les réfutations sophistiques », ou, pour faire savant : De Sophisticis Elenchis, qui commence par ces mots (trad. J. Tricot) :organon.1267697592.jpg

Parlons maintenant des réfutations sophistiques, c’est-à-dire des réfutations qui n’en ont que l’apparence, mais qui sont en réalité des paralogismes et non des réfutations. […] Que certains raisonnements soient des raisonnements véritables, tandis que d’autres paraissent l’être tout en ne l’étant pas, c’est là une chose manifeste. Cette confusion se produit dans les arguments, comme elle se produit aussi ailleurs, en vertu d’une certaine ressemblance.

Le grand Aristote avait déjà au préalable, dans les Topiques (livre V de l’Organon), jeté les bases de ce qu’il nommait la dialectique, et il devait ensuite compléter l’entreprise avec la Rhétorique, qui inaugure les recherches sur, d’un côté, l’argumentation, et, de l’autre, la théorie littéraire. Définir la dialectique comme topique, c’est en faire une affaire de « lieux », qu’on verra comme des « emplacements mémoire », c’est-à-dire les endroits où sont matériellement rangés, dans notre mémoire, les maillons obligés de nos raisonnements, qu’il s’agisse d’établir le propre d’une chose ou sa différence par rapport à une autre chose. Seulement, ce qu’ils contiennent n’a rien à voir avec la vérité, c’est plutôt le reflet de la doxa, ce sur quoi nous nous entendons, les points par lesquels nous adhérons les uns aux autres. Et comme de ces lieux il en est un nombre immense, nous ne pouvons jamais parvenir à les contrôler de manière ferme comme le ferait par exemple une doctrine logique élaborée sur une base binaire et avec comme points de départ uniquement des certitudes.

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Il n’est pas du tout évident qu’Aristote aurait partagé le point de vue par lequel j’ai commencé selon lequel « l’idéologie » serait un masque sur la réalité, car c’est un point de vue qui suppose que dans toute circonstance, il y ait une réalité que l‘on puisse aborder d’une manière entièrement rigoureuse, conduisant à « établir la vérité ». Or, l’un des leitmotiv du Stagyrite est que dialectique et rhétorique sont les méthodes qui s’imposent lorsque justement nous ne sommes pas dans le débat scientifique (ou « dans la Philosophie ») et que nous devons, par tous les moyens, emporter la décision sur quelque point qui est l’objet d’opinions contraires. Il va jusqu’à dire (scandale !) :

En Philosophie, il faut traiter de ces choses selon la vérité, mais en Dialectique, il suffit de s’attacher à l’opinion. (Topiques, Livre I, 14)

S’il en est ainsi, nous sommes simplement condamnés à descendre dans l’arène, en étant persuadé que nous défendons nos propres thèses avec des armes qui ne valent pas mieux que celles de nos adversaires. Cela n’empêche pas pourtant de vouloir développer la connaissance de ces armes (et certes, comme dit Chomsky, « si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle »).

La position d’Aristote est donc sans fard. Récemment, les étudiants avec qui je débattais de ces sujets se déclaraient même choqués d’un tel cynisme. « Ca n’a rien à voir avec la vérité » disait T. « il nous apprend à tricher, en tout cas à dissimuler pour mieux arriver à nos fins, qui sont de convaincre autrui alors que c’est peut-être autrui qui a raison ». En effet, Aristote dit, tout de go, par exemple :

Les propositions tendant à dissimuler la conclusion ne sont employées que pour les besoins de la discussion, mais étant donné qu’une entreprise de cette nature est toujours dirigée contre un adversaire, nous sommes obligés de nous en servir aussi. (Livre VIII, 1)

C’est dire que dans le débat, il est de bonne guerre de dissimuler le plus longtemps possible nos intentions (voire de les dissimuler complètement).

Le hareng fumé. (d’après N. Baillargeon)

Les prisonniers en fuite, paraît-il, laissaient des harengs fumés derrière eux pour distraire les chiens pisteurs et les détourner leur piste. C’est le principe qu’on applique ici : le but de ce stratagème est de vous amener à traiter d’un autre sujet que ce celui qui est discuté. Les enfants sont parfois champions à ce jeu: “Ne joue pas avec ce bâton pointu” dit papa; “Ce n’est pas un bâton, c’est un laser bionique”, répond Camille. “Range ta chambre”, dit papa; “Tu ne l’as pas demandé à Camille”, répond Marie.
À un autre niveau, on pourrait être tenté de voir dans un certain travail médiatique une sorte de méga-hareng-fumé. “Avez-vous une idée de tout ce qu’on nous cache à propos de la Guerre en Afghanistan?”, demande Le Couac. “Avez-vous entendu parler de cet enfant né avec deux têtes?”, répond Debilo Inquirer. “Voyez comme c’est inquiétant la privatisation des soins de santé”, insiste Recto-Verso. “Saviez-vous que Machin Radio-Télé a rompu avec Truc Bien-Connu?”, répond Nécro Vedettes. Et ainsi de suite.

Une variante très efficace de cette forme de diversion est d’évoquer un mal supposé pire que celui qu’on veut faire discuter et de laisser entendre que l’existence du deuxième dispense de traiter du premier. “Brûler de l’essence pour satisfaire des besoins en énergie pollue? Essayez avec le charbon: c’est bien pire!”.
On se prémunit contre tout cela en demandant qu’on revienne au sujet.

Tout cela devrait être appliqué aux débats actuels, ainsi de celui qui existe entre écologistes et « climato-sceptiques », débat exemplaire où les coups fourrés et les sophismes foisonnent. J’ai ainsi entendu dire par V. Courtillot, un matin sur France Inter que « de toutes façons, étant donné qu’il ne serait pas possible d’obtenir des grands pays et particulièrement de la Chine, de l’Inde et des USA, qu’ils se plient à des normes contre le rejet de CO2, il valait mieux se concentrer sur un autre problème », argument similaire à la plaisanterie courante selon laquelle il vaut mieux chercher là où il y a de la lumière que là où il n’y en a pas, même si on sait que ce que l’on cherche se trouve du côté de l’obscurité ! (je ne sais pas dans quelle case Baillargeon, ou Aristote, rangerait ce sophisme car c’en est bien un).

L’un des arguments« sophistiques » les plus répandus est bien sûr « l’appel à l’autorité », il se traduit dans le cas de querelles pseudo-scientifiques par l’appel à des déclarations de personnalités prestigieuses du domaine, dans le cas extrême, on n’hésitera pas à en inventer ! (Allègre a ainsi trouvé un monsieur Tech, haute sommité en climatologie).

Le sophisme du « hareng fumé » (voir ci-dessus) est également abondamment employé : à propos du rassemblement sur le changement climatique, on s’étonnera par exemple que l’on ne fasse rien à propos de l’eau ( !), comme si l’un était exclusif de l’autre et comme s’il ne fallait pas « traiter chaque chose en son temps » (voici un exemple de « lieu commun » au sens aristotélicien).

Le débat contemporain se nourrit d’intervention de « la Science » : on veillera donc à amener les us et coutumes des scientifiques dans le débat public pour en faire des garants de vérité. On sait que l’autorité scientifique vient des publications, donc on publiera. Or, la publication n’est pas toujours une garantie de qualité scientifique : pour peu qu’on ait un nom déjà acquis par ailleurs, on doit bien pouvoir arriver à publier, même dans des grandes revues. L’argument deviendra alors « regardez le nombre de publications que mon équipe et moi avons publiées sur le sujet ».

Quant à l’argument ad hominem (qui aurait pu être classé par Aristote dans ses ignoratio elenchi, c’est-à-dire les cas où le locuteur croit qu’il a prouvé une chose alors qu’il en a prouvé une autre, par exemple ici les défauts de l’orateur plutôt que la non validité de ce qu’il dit), bien sûr il est employé, et de tous les côtés, par exemple c’est celui que j’utiliserais si j’éveillais la méfiance contre les déclarations d’Allègre sur la climatologie à partir des positions qu’il a tenues sur l’amiante (niant sa dangerosité et s’opposant résolument au désamiantage de Jussieu)….

Quant à savoir les conclusions dissimulées dont je parlais plus haut… chi lo sa ?

Dans certains débats, apparaît l’argument du « à qui cela profite ? » qui consiste finalement à questionner de telles conclusions. Il est parfois curieusement détourné. Ainsi Elisabeth Badinter (une autre climato-sceptique en son genre) présente-t-elle comme argument contre cette sorte « d’obligation (morale) à allaiter » qu’elle dénonce, le fait que celle-ci serait l’effet de groupes de pression (« Leche League » etc.), alors même que, comme lui objectait une pédiatre sur France Inter, les pressions pour encourager la consommation de laits « artificiels » sont beaucoup plus vraisemblables du fait du poids des multinationales (Nestlé…) qui les produisent. De même, dans le cas d’Allègre, il est étonnant de le voir brandir le spectre des pressions exercées par les écologistes alors que la force de pression de l’économie est vraisemblablement bien plus forte.

Comme quoi, (autre « lieu »…) « à trop vouloir prouver…. » on peut contre son gré apporter de l’eau au moulin de l’adversaire.

Evidemment ce billet (long, j’en conviens…) a l’air de ne dénoncer que les sophismes d’un seul camp, comme si les tenants du réchauffement climatique causé par l’homme étaient vierges de tout reproche. Mais que leur est-il reproché au juste ? D’avoir voulu présenter leurs données d’une manière plus lisible, plus accrocheuse (c’est le sens des fameux emails interceptés par un obscur opérateur basé du côté de la Sibérie), mais ils ne faisaient que se plier à la demande constante qui est adressée par les politiques aux scientifiques (n’est-ce pas, madame Pécresse ?), celle d’améliorer « leur communication ». Peu importe la rigueur, pourvu qu’on ait l’ivresse… On notera que, de ce point de vue, le développement énorme qu’ont connu les outils de présentation (Power Point et consorts) dans le cadre de l’informatisation de la société n’est qu’un prolongement de la rhétorique. Et c’est une autre manière de constater la prééminence de l’opinion sur la vérité, mais cette fois, à titre de volonté clairement affichée par les gouvernants.

Quant à la fonte des glaciers de l’Himalaya, prévue dès 2035 au lieu de… 2350 ( !), on peut évidemment tabler sur une erreur, regrettable certes, mais une erreur, or une erreur n’a rien à voir avec une intention délibérée d’induire en erreur….


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