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Yves di Manno, Objets d’Amérique

Publié le 17 mars 2010 par Angèle Paoli
Yves di Manno, Objets d’Amérique,
José Corti, « Série américaine », 2009.


« RIGOR OF BEAUTY IS THE QUEST »

     Partir à la découverte d’Objets d'Amérique d'Yves di Manno, c'est s’attarder, à la manière d'un explorateur européen, dans un cabinet de curiosités. Exposés derrière la vitre Atlantique, les « Objets » d'Yves di Manno, patiemment rassemblés dans écrits et digressions, se présentent sous des noms précis, des noms de poètes nord-américains. William Carlos Williams, Ezra Pound, Louis Zukofsky, Robert Duncan, Jack Spicer, Georges Oppen, Jerome Rothenberg, Rachel Blau du Plessis. « Étrange galaxie poétique » qu’Yves di Manno permet au lecteur d’aborder et de découvrir à partir de cet ouvrage, assemblage de notes personnelles sur la poésie nord-américaine et d’extraits de recueils poétiques choisis pour étayer et illustrer le propos.

    « Plus les années passent et plus je laisse dormir les choses, avant de les ressortir de mes tiroirs pour les aborder autrement. » Cette phrase, extraite de L'Entrevue de Nantes (avec David Christoffel), l'un des chapitres d'Objets d'Amérique, dit la méthode de travail, qui, inscrite entre un passé et un présent, guide Yves di Manno dans sa réflexion de poète et de traducteur. Depuis de nombreuses années, les années 1970 semble-t-il, Yves di Manno se passionne pour la poésie d'outre-Atlantique et lui consacre recherches, lectures et écrits. Écrits et traductions disséminés dans différentes revues ainsi que dans les introductions, préfaces ou postfaces de nombreux ouvrages. Ainsi retrouve-t-on dans « Un montage analogique » d’Objets d'Amérique, le chapitre d'introduction qu'Yves di Manno a consacré à Ezra Pound pour sa traduction des Cantos, publiée en 2002 chez Flammarion. De même du chapitre « L'Entrée des chamans », consacrée à l'œuvre de Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, déjà présent dans la postface de 2007 de cet ouvrage.

    Le projet d’Yves di Manno ― qui mentionne ses publications antérieures dans la note bibliographique d’Objets d'Amérique ― est bien de rassembler ici, patient collectionneur, ses propres « objets » afin de leur donner, en les reliant entre eux, toute leur cohérence. Et ce faisant, à la manière des chamans d'Amérique ou de Sibérie, de leur insuffler une force vitale nouvelle et essentielle. Car derrière ce travail d'assemblage de textes anciens, échelonnés dans le temps, se lit l'inquiétude de l'auteur face aux « entraves » que connaît la poésie nord-américaine d’aujourd’hui, ainsi que sa volonté de contrecarrer le retour en force d’un lyrisme égocentré sur le devant de la scène poétique européenne. Au détriment des recherches ouvertes sur le vaste chantier poétique par les grands novateurs du début du XXe siècle.

    Publié chez José Corti en 2009, Objets d'Amérique se présente sous la forme d'une composition hybride où alternent textes personnels d'Yves di Manno – « Printemps tardif » ; « Un montage analogique/introduction aux Cantos d’Ezra Pound » ; « La Dictée du Dehors/Jack Spicer au bout des terres » ; « L’Entrevue de Nantes » [avec David Christoffel] ; « Entrée des chamans » ; « L’Épopée entravée » et choix de poèmes et d'auteurs. Les extraits de La Tombée de l’hiver (1928), de William Carlos Williams ; Série discrète (1934) de George Oppen ; 3 poèmes suivis de « A » 3 (1928) de Louis Zukofsky. Huit poèmes de L’Ouverture du champ (1960) de Robert Duncan ; Dix poèmes (1968-1978) de George Oppen ; Un oracle pour Delphes de Jerome Rothenberg (1994) ; Image persistante (1986) de Rachel Blau DuPlessis. L'ensemble étant agencé selon un ordre chronologique qui permet à l'auteur de retracer, à travers une vaste fresque, l'histoire tumultueuse et complexe de la poésie nord-américaine, depuis les deux stèles fondatrices de Walt Whitman et d'Emily Dickinson au XIXe siècle, jusqu'aux nouveaux poètes, Norma Cole, Michael Davidson, Cole Swensen. Ou Rachel Blau DuPlessis.

    Mais il faut remonter aux origines. À William Carlos Williams, « l’un des principaux inventeurs de la poésie moderne ». Et aux origines « impersonnelles » de l’auteur. Aux origines d’une passion. Et suivre avec lui le cheminement obstiné, exigeant, qui a conduit Yves di Manno dans ses démarches et découvertes, tout au long de ces années de formation. À travers un « prologue » constitué de « X autoportraits », dix brefs récits, souvent émouvants et drôles, Yves di Manno retrace son itinéraire poétique. Un itinéraire qui commence en septembre 1960 ― avec la découverte par l'enfant de son incapacité à décrypter les phrases proposées à la lecture par l’instituteur, et la honte qu’il en a ressentie au plus profond de sa sensibilité enfantine ―, et se clôt en janvier 1961 sur la joie immense qu’il éprouve à tirer de leur néant les signes écrits qu’il déchiffre dans la rue : B.O.U.L.A.N.G.E.R.I.E. Entre ces deux chapitres (le chapitre liminaire et le chapitre de fermeture du prologue), Yves di Manno évoque ses apprentissages successifs, celui de la traduction pour pallier son incompréhension de certains textes écrits en anglais, ― à commencer par les paroles de chansons au dos des pochettes de vinyles ― le Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band des Beatles et les textes de Bob Dylan. Vient ensuite la traversée hors d’haleine des Cantos de Pound et la révélation inouïe du Paterson de William Carlos Williams, et de l’injonction surprenante de l’incipit : « Rigor of beauty is the quest »/« atteindre à la rigueur de la beauté ».

    Avec la découverte de ces deux géants s’aiguise l’intuition, grandissante, débordante, d’un continent poétique à explorer ; la révélation immédiate et continue que d’autres terres poétiques existent, avec d’autres exigences prosodiques, typographiques, spatiales jusqu’alors insoupçonnées. L’expérience des journées de l'abbaye de Royaumont, consacrées en septembre 1989 aux poètes « objectivistes » américains, conforte Yves di Manno dans le bien-fondé de ses recherches et de ses attentes. Un premier chantier critique s’ouvre alors, endquote, qui accueille les premières digressions dont Objets d’Amérique est la continuation passionnée. Et pour tout néophyte en la matière, le point de départ d’une épopée passionnante. Personnelle et « impersonnelle ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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