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26 mars 1913/Naissance de Jacqueline de Romilly

Publié le 26 mars 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


      Le 26 mars 1913 naît à Chartres Jacqueline David, plus connue sous le nom de Jacqueline de Romilly. Brillante helléniste, première femme professeur au Collège de France, élue à l’Académie française en 1988, Jacqueline de Romilly est l’auteure de nombreux ouvrages consacrés à la Grèce antique, notamment à Thucydide. Parmi les œuvres les plus connues, parues aux éditions Les Belles-Lettres : Thucydide (1953-1972), Thucydide et l’impérialisme athénien (1947), Histoire et raison chez Thucydide (1956), La Crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle (1958). Aux Presses Universitaires de France ont été publiés La Tragédie grecque (1970), Homère (1985), La Modernité d’Euripide (1986). En 1993, Jacqueline de Romilly a publié aux éditions de Fallois, Hector. Ci-dessous, un extrait.



Chapitre II

UN HOMME PARMI LES SIENS :
LA DOUCEUR D’HECTOR


« Hector, whose patience, is as a virtue fix’d. »
Shakespeare, Troïlus and Cressida, Acte I, Scène 2

« Lui-même, il porterait votre âme à la douceur. »
Racine, Andromaque, Acte III, Scène 8



      Cas absolument unique, Homère, au chant VI, nous offre l’image d’Hector s’entretenant successivement avec les trois femmes qui lui sont le plus proches —  sa mère, sa belle-sœur Hélène et, pour couronner le tout, sa femme avec son enfant, encore tout petit.
      Bien entendu, Achille a son ami Patrocle, mais qu’est-ce en regard de ce trio de femmes qui vibrent pour Hector d’angoisse et de tendresse. La présence d’un tel chant, avec ces trois rencontres, reste un des traits de génie d’Homère ; et la gradation entre elles n’est pas moins remarquable.
      D’abord, dès qu’Hector entre dans la ville, on voit autour de lui les épouses et les filles des Troyens, qui viennent l’interroger sur leurs fils, leurs frères, leurs parents, leur époux : l’atmosphère est ainsi créée, on pénètre dans une ville assiégée et inquiète.
      Hécube alors paraît, pleine de trouble et de pitié ; dans sa sollicitude maternelle, elle veut aller chercher un verre de vin, qu’il refuse : il transmet la demande suggérée par son frère, et, aussitôt, se retire.

     Par hasard, je lisais hier soir une nouvelle de Dino Buzzati, où la mère, voyant son fils rentrer de la guerre, songe tout de suite au café et au vin. Signaux à travers des siècles. Juste le temps qu’ils soient aperçus, et les deux textes y gagnent une soudaine surcharge d’émotion.

     Hector, alors, va-t-il chez lui, trouver Andromaque ? Pas encore ! Il va d’abord trouver son frère Pâris, pour le ramener au combat. Hélène est là, et lui parle ; elle lui dit son remords d’avoir été la cause de tant de souffrances, et son regret que Pâris ne soit pas plus ferme : « C’est toi surtout dont le cœur est assailli par le souci », dit-elle à Hector. Hector s’excuse et part : il veut voir — peut-être pour la dernière fois — Andromaque et son fils.
     Et là, merveille de l’inspiration poétique : Andromaque n’y est pas ; les deux époux se sont manqués en se cherchant l’un l’autre ; elle est aux remparts, pour guetter les nouvelles.
     Elle s’est hâtée ; lui se précipite ; ils se retrouvent.
     Oublions Hélène un instant : obéissons à cet élan du texte, qui monte vers la rencontre finale. Après tout, la scène qui met en présence Hector et Andromaque, tant de tendresse au sein d’un tourbillon de violence, est un des hauts moments de l’histoire d’Hector et un des plus connus. Faute de pouvoir indéfiniment faire mourir Hector, des générations d’auteurs, en toutes langues, l’ont fait pleurer par Andromaque, qui, veuve, exilée, accablée, ne cesse de rappeler son souvenir. Un peu plus d’un siècle après Hector, la poétesse Sappho écrivait déjà un poème sur les noces d’Hector et d’Andromaque, dont on a retrouvé une partie sur papyrus — image de bonheur et de fête…
     Tout cela est parti d’Homère, de cette scène qui se passe quelques années après les noces, mais bien avant l’exil : à la veille même de la mort.
     Andromaque et Hector se retrouvent donc, après s’être en vain cherchés. Mais, par une inspiration remarquable, Homère a fait que, partie angoissée sur le rempart, elle n’est pas partie seule : son enfant est avec elle ; toute la scène va tirer son sens de sa présence. Et c’est par lui que tout commence.
      Il n’est pas fréquent de trouver dans une épopée un tout jeune enfant : Hector a ce privilège de retrouver, ensemble, les deux êtres chers. Et alors, on attendrait, sans doute, des exclamations, des étreintes ; mais il y a plus d’intensité dans la réaction si sobre que décrit Homère : « Hector sourit, regardant son fils en silence. »

     Dans l’agitation du moment, ce sourire ouvre un instant de tendresse et d’espérance. Et il n’a pas besoin d’être complété par des mots. Et comme je suis émue de voir que, voici trois siècles, ce connaisseur du cœur humain qu’était Racine a été frappé par la même admiration que moi ! En marge de son exemplaire d’Homère, il a noté : « Image admirable. Silence et sourire d’Hector. Larmes d’Andromaque. » La culture n’est-elle pas faite de ces rencontres et de ces signes, qui, grâce aux textes, s’échangent à travers les siècles et font se rejoindre les êtres autour des images simples et fortes ?
     Et comment nier que la douceur du sourire d’Hector se trouve encore rehaussée par la crainte que ces retrouvailles ne préparent une séparation définitive ?
     Le tragique prête à la scène un caractère poignant.


Jacqueline de Romilly, Hector, Éditions de Fallois, 1997, pp. 47-48-49.


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