Magazine Journal intime

Ponto final (1) - Nouvelle

Publié le 08 avril 2010 par Alainlecomte

Depuis longtemps Lucas Martin avait envie de traverser le fleuve, principale voie d’accès à la blancheur de la ville. Il y était déjà venu il y a trente ans. Les drapeaux rouges flottaient encore sur les toits des usines et des fresques révolutionnaires faisaient vibrer les murs du port de pêche de l’autre côté de l’estuaire. On ne voyait plus aujourd’hui de trace de ces élans vers une vie nouvelle. Ce qu’il avait pu y avoir d’inconnu dans une fraternité nouvellement créée avait été conjuré. Il restait maintenant de l’autre côté du Tage des ateliers abandonnés, de vieux hangars et quelques salles de restaurant pour touristes.

Le navire moderne l’avait déposé, au milieu de promeneurs ou d’employés, de gens qui faisaient la navette d’une rive à l’autre, sur un grillage mouillé. La ville dans son dos s’était réduite à quelques collines revêtues de toits orangés. Un dôme par ci, par là, un clocher rappelaient la fréquence des églises.

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D’un pas ferme, évitant les flaques, Lucas se dirigea au sortir du bateau vers la droite, le long du quai où ne s’amarrait plus désormais le moindre navire en panne. Il se retrouva instantanément seul. Instinctivement, il releva son col : le ciel était énorme au-dessus de lui, une masse nuageuse semblait vouloir l’aspirer et si tel était le cas, il se déclarait par avance vaincu. Le vent hérissait le fleuve et rabattait sèchement les volets vermoulus sur les façades des ateliers abandonnés. Lucas se courba même un peu pour affronter le grain. Il lui fallait marcher. Mais jusqu’où ? C’était comme si les restes d’un festin inconnu l’appelaient vers cette tour grise et bien maigre, adossée à la falaise, à l’intérieur de laquelle il se promettait de grimper. Deux silhouettes avançaient vers lui, elles tanguaient au gré du vent. Machinalement, il serra les poings. Quand elles furent à son niveau, il distingua un couple. La fille se rabattit brusquement dans une anfractuosité du mur tandis que le garçon émit un gémissement avant de disparaître dans la brume. Quelques secondes plus tard, Lucas se demanda s’il avait rêvé, il ne lui restait en mémoire qu’une grimace qu’il avait aperçue sur le visage de la fille avant qu’elle ne disparaisse dans l’abri de fortune que constituait une ancienne usine décapitée. Les murs se couvraient de graffitis et de vieux restes de réclame pour des huiles de moteur, et Lucas continuait sa marche. Un ponton métallique s’était cassé en deux, ne menait plus nulle part, si ce n’est dans l’eau grise.

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Au travers de la brume il vit alors comme une jetée qui entravait la marche du fleuve. Il lui sembla que plus il avançait plus un vrombissement emplissait l’espace. Il n’était plus très loin de ce gigantesque pont qui fait la fierté de la ville, portant le nom du plus illustre des navigateurs. Etait-ce lui, ce pont, qui crachait sa clameur aux pauvres hères qui arpentaient le sol cimenté du quai en contrebas de son tablier qui comme une griffure déchirait la brume ?

Alors il distingua très nettement ce qui était écrit sur le mur du promontoire : ponto final.

Il frissonna, sûr désormais qu’il n’irait pas jusqu’au bout de sa promenade. Les paquets d’embruns rugissaient autour de lui et le vrombissement qui semblait venir du pont s’amplifiait toujours. Arrivé au pied de la tour grise – c’était un ascenseur – il se mit à l’abri à l’intérieur et appuya machinalement sur le bouton près de la porte d’acier.


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