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Le poussin jaune

Publié le 09 avril 2010 par Kranzler

modes et trvaux

Lorsque Louise Kranzler perçut les premières douleurs dans la nuit du 28 février 1962, elle n’eut guère de difficultés à conserver son calme. Depuis le début, elle avait considéré cette quatrième et tardive grossesse avec un détachement serein qui n’excluait cependant pas un certain intérêt, et elle entendait qu’il en soit ainsi jusqu’au bout.

De façon très pragmatique, elle jugea que la meilleure chose qu’elle avait à faire était d’attendre pour savoir si le pincement très vif qui venait de la lancer méritait d’être interprété comme une simple manifestation passagère ou, au contraire, le début d’une animation déterminée. Un délai d’une bonne heure lui semblait pouvoir constituer une base d’observation convenable.

Le réveil rectangulaire sur sa table de chevet indiquait vingt-trois heures et il n’y avait pas très longtemps qu’elle était couchée. La contraction s’était produite alors qu’elle venait de commencer la lecture des pages couture dans une revue de mode. Il s’agissait d’un numéro qui datait déjà de près d’un mois et qu’elle avait consulté à plusieurs reprises, se demandant à chaque fois si elle aurait matériellement le temps de confectionner le tailleur demi-saison qui avait attiré son attention. Son œil averti lui disait qu’il serait assez simple de réaliser le patron d’après les mesures fournies et que le modèle s’inspirait d’un Chanel très sobre. Elle savait d’instinct qu’il lui faudrait trouver un tissu de tenue irréprochable, peut-être même un peu bouclé, qui aurait pour effet de faire discrètement oublier ses genoux dont la robustesse lui paraissait parfois un rien complexante, même si elle ne reniait en rien sa jeunesse de nageuse. Pour la couleur, c’était de plus en plus son idée qu’elle avait envie de quelque chose tirant sur un sauce rouille prononcé, avec si possible quelques nuances d’un beau jaune orangé évoquant les tons d’un automne avancé. Une lumière de matin d’octobre.

C’était agréable de penser à ce genre de choses, même si dans le cas présent elles ne revêtaient aucun caractère d’actualité ou d’urgence prenante. Et, en outre, cela avait l’utilité de l’empêcher de se focaliser sur son état. Une heure. Elle voulait tenir une heure sans regarder abusivement le réveil. Ce pouvait ou devait être cela, et ce pouvait tout autant n’être qu’un tressaillement intense mais banal. Et, si c’était bien cela, elle ne voyait aucune raison d’en faire tout un plat, sachant que ce serait alors son ventre et l’enfant arrivé à maturité qui mèneraient la danse sans qu’elle-même n’ait d’initiative particulière à prendre. Un rôle somme toute confortable, une simple partition à suivre en ligne droite. Oui, évidemment, elle savait par expérience que cela secouait très fort la couenne, mais dans la très stricte mesure du possible elle préférait se démarquer de ces femmes qui font de leurs douleurs des récits réitérés donnant la nausée et d’une telle exagération de détails qu’on avait le sentiment, les malheureux jours où l’on avait rendez-vous chez la coiffeuse en même temps qu’elles, qu’elles mettaient bas soit des veaux, soit des cyclopes pesant au bas mot un quintal.

Ses accouchements précédents ? De simples péripéties, se souvenait-elle. Deux tours de cordon ombilical autour du cou pour le premier, et c’était sûrement son inexpérience qui avait involontairement provoqué ce désagrément. En revanche, aucune complication la deuxième fois ; non, on pouvait même parler d’une sidérante rapidité d’exécution. En tout et pour tout, seule la troisième expulsion lui avait demandé de véritables efforts, et elle revoyait encore, réellement épouvantée par le langage de forgeron du médecin qui lui intimait l’ordre de pousser nom de Dieu, mais poussez donc nom de Dieu je vous dis, on s’en fout si vous chiez.

Dans un coin de la chambre, le sac en cuir rouge était prêt, avec à l’intérieur tout ce qu’elle avait estimé nécessaire. C’était son mari qui lui avait offert, un beau grand sac inusable acheté lors d’un unique séjour à Paris – une courte semaine dont elle conservait des souvenirs d’hôtel, de jeune mariés naïfs, juste quelques années après la guerre quand tout semblait simple et facile. Le sac avait très peu vieilli. A côté d’elle son mari dormait, sans doute en pareilles circonstances la chose la plus utile qu’avait à faire un homme qui parfois brassait de telles quantités d’air.

Langes, biberons, lainages, tout était prêt depuis plus d’une semaine maintenant. Un peu plus tôt que prévu. A la dernière visite, le médecin avait expliqué que le petit, très volumineux et déjà situé bien bas, arriverait vraisemblablement avec un bon mois d’avance. Dès qu’il se sentirait à l’étroit. Et, au dernier moment, il s’était avéré indispensable de revoir certains détails. Principalement la question du chauffage, à cause de l’hiver, qui, ayant d’abord semblé ne jamais vouloir commencer, avait fini par arriver tardivement, à la mi février, avec une brutalité et une sévérité si surprenantes qu’il avait fallu faire rentrer du charbon puisque l’enfant risquait à présent d’apparaître plusieurs semaines avant le redoux du printemps.

Il neigeait maintenant depuis des jours sans discontinuer, une neige si dense, si épaisse qu’elle avait l’impression d’entendre les flocons tomber dans la nuit. La chaussée glissante. Devant la maison, le virage dangereux dessiné par la route sinueuse au dessus de la falaise. A plus de dix kilomètres, l’hôpital où elle avait le souci principal d’arriver entière. Est-ce que c’était suffisant, trente kilos de gros sel ? Au dos du papier où figurait le numéro de l’ambulance, elle nota pour elle-même, en abrégé, les mots Georges et camion, qui signifiaient que le lendemain il faudrait demander à Georges Thomas, voisin et maçon de son état, s’il voulait bien passer déposer dix sacs de sable, par sécurité. Il n’habitait même pas à cent mètres, un gros homme très imposant, et sa femme – un peu ronde, amicale sans être invasive – avait dit et redit que même en pleine nuit leur téléphone était à disposition pour appeler l’ambulance.

Quarante kilos de sable ? Plus encore ? Elle ne se rendait pas bien compte du volume, mais mieux valait trop que pas assez à cause de ce virage qui léchait presque le vide au dessus des vagues.

Non. Pas de sable, finalement. Une deuxième contraction, longue, cette fois, et indiscutablement plus forte que la première. Une force. Un roulement pressant à l’intérieur d’elle. Alors, très calmement mais d’une manière assez ferme, elle réveilla son mari et lui expliqua son rôle. Aller appeler l’ambulance, sans perdre de temps ni glisser. Disperser généreusement le sel sur la route pour éviter au véhicule tout risque de dérapage sur le verglas. Puis, une fois qu’elle serait partie, se recoucher et s’occuper des trois grands à leur réveil. Rien d’autre. Elle allait seulement en ville, pour accoucher, et n’avait besoin que du sac de cuir rouge qui contenait les toutes premières affaires du futur petit K. Elle aimait bien la brassière blanche décorée d’un poussin jaune. Le bec très largement ouvert suggérait qu’il devait s’agir d’un oiseau ayant un très gros appétit.


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