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Le Stylo bille bleu

Publié le 13 avril 2010 par Kranzler


Le Stylo bille bleu

P

armi les rares qualités que je veuille bien lui reconnaître rétrospectivement, mon père était quelqu’un qui avait une chiée écriture. Le R majuscule de sa signature, admirable. Le C, à en rester bouche bée. Mais le plus incroyable, en fait, c’était comment il liait les deux lettres entre elles. Un R avec un C, je vous jure, ça ne se marie pas comme ça. Ça demande un certain art de la boucle, un art que je n’ai jamais essayé d’imiter car je préfère la lisibilité à l'élégance.


Une écriture magnifique, je ne peux pas dire autrement, mais le plus épatant c’était qu’elle lui venait comme ça sans efforts, sur le coin du bureau sans qu’il ait à prendre une attitude particulière. Quand je me revois petit, à côté de lui lorsqu’il écrivait, et quand je repense au bruit de la bille du stylo qui courait sur le papier, j’ai l’impression d’entendre du morse. Oui, quelque chose comme ça. Quelque chose de codé, qui file vite, et que je ne comprends pas toujours. Ce n’est pas un bruit qui me manque. C’est juste un bruit auquel je trouve, à présent, beaucoup de charme. Des points sur des i et des points tout court. Tili –tilili.


Bien sûr, elle pouvait aussi être glaçante son écriture au stylo bille bleu, et là, dans une giclée de souvenirs, je repense à un après-midi bien précis de la fin du troisième trimestre en classe de première. Je rentrais de cours, et la première chose que je vois en arrivant, posé bien en évidence sur le buffet de la salle à manger, c’est le bulletin trimestriel. Sur l’enveloppe, en guise de commentaire, il avait sobrement écrit mon prénom, en grandes lettres majuscules soulignées deux fois et suivies de tout un tas de points d’exclamation qui se lisaient comme la foudre.


C’était quelqu’un de doux, dans l’ensemble, surtout quand il taillait ses rosiers, mais capable de vous flinguer d’un regard. On n’était pas toujours prévenu à l’avance. Mon bulletin était bon, globalement, mais l’appréciation du prof de maths faisait tache. Il avait écrit, ce porc, en parlant de moi : « accable de son mépris hautain les disciplines scientifiques et tous ceux qui les enseignent. » Je cite mot pour mot, ce n’est pas une approximation. Il devait être dans les cinq heures. Ça m’en laissait à peu près deux pour réfléchir à ma défense. Et il fallait qu’elle soit bonne, parce que, d’avance, ça puait bien fort l’engueulade.


Les trois colères qu’il avait par an étaient toujours très théâtrales. De la grande déclamation, toutes les syllabes prononcées, bien détachées les unes des autres. Des colères absurdes, pour rien, pour la façon de couper une orange en deux par exemple. Ça commençait toujours par une phrase neutre, sur un ton aimable, à peine agacé, et le soir en question, en rentrant du bureau, il me sort quelque chose comme :


- Tu te doutes bien que j’attends une explication…


Des points de suspension de vachement mauvaise augure. Quelques secondes de vide qui voulaient dire attention, ce qui va suivre va être terrible. Sauf que non. Cette année-là j’avais seize ans. Je faisais vingt centimètres de plus que lui. J’étais un grand garçon posé, et je commençais à bien connaître ma ponctuation. Donc je le regarde de haut, mais respectueusement quand même, et je lui fais :


- Heureux de te l’entendre dire. Moi aussi, j’en voudrais bien une. D’explication…


Et je laisse traîner le silence d’un air dubitatif. En essayant de ne pas penser que tous les ans, à la rentrée, je décide de boycotter une matière. Arbitrairement. Pour rien. Pour ne surtout pas avoir un total look de bon élève. Donc, que le prof de maths soit un peu fâché, je le conteste pas. Mais il se goure en généralisant. Et il se goure aussi avec son mépris. Je suis juste un ado qui sourit par politesse quand il se prend un savon, parce que ça mousse mieux. C’est ça qu’il a pas digéré. Et c’est pour ça qu’il m’a demandé de baisser les yeux. Et je continue comme ça, en m’adressant à mon père :


- Oui, je trouve que c’est un rien hâtif de sa part de prétendre que je méprise toutes les disciplines scientifiques. Etrange, comme conclusion… Et puis « accabler », franchement, où est-ce qu’il va chercher ça ?


- Ecoute, c’est écrit noir sur blanc, que je sache. Je te déconseille de nier.


- Nier ? Peux-tu lire à haute voix, s’il te plaît, ce qui est écrit juste sous la rubrique mathématiques ?


- Euh...Biologie. 14 sur 20. Travail sérieux et réfléchi.


- C’est contradictoire, tu ne trouves pas ? Il faudrait qu’ils se mettent d’accord, ces deux-là. Engueule-moi pour la note que j’ai en maths, si tu veux. Je le mérite. Mais l’autre qui en fait tout un plat avec son Mépris, je voudrais bien savoir ce qu’il en pense, de la ligne du dessous. A mon avis, il n’a pas dû la lire.



Cloué le bec. Pendules remises à l’heure. Le voilà qui se gratte la tête, pensant effectivement qu’il semble y avoir une certaine contradiction entre les deux appréciations. J’ai oublié le nom de la prof de biologie, cette femme délicieuse que je remercie ici. C’était une demoiselle un peu passée qui avait du chien. Souriante, vive, elle nous montrait des crânes qui macéraient dans du formol. Et d’autres choses encore qui flottaient dans des bocaux. J’ai toujours pensé qu’elle s’intéressait aux hommes disséqués parce qu’elle n’avait pas trouvé un homme chaud à elle, rien qu’à elle. On fait avec ce qu’on peut.


Enfin voilà, c’étaient juste quelques lignes sur mon père. Ça m’est venu comme ça sans que je sache pourquoi. Pas tous les jours un homme facile. Le regard vache que j’ai en certaines situations, c’est à lui que je dois. Ça a des côtés pratiques, parfois. Mais, comme je l’ai vaguement dit, charmant quant il taillait ses rosiers. Le Critérion, son préféré. Le Virgo, le Madame Meillan. Le Catherine Deneuve – orange saumoné « mais les fleurs ne tiennent pas. » Les claquements du sécateur, un autre bruit que j’ai pas oublié.


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