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26 avril 1336/Pétrarque, L'Ascension du Mont Ventoux

Publié le 26 avril 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours




EXTRAIT

À Dionigi da Borgo San Sepolcro,
de l’ordre de Saint-Augustin
et professeur de théologie


       Il y a un sommet, le plus haut de tous, que les montagnards nomment  L’Enfant » ; je ne saurais te dire pourquoi, sinon peut-être par antiphrase, comme cela se fait parfois : car il semble le père de tous les monts alentour. Tout en haut il y a un petit plateau et c’est là que fatigués nous nous sommes reposés. Et puisque tu as écouté les pensées pénibles qui sont montées dans mon cœur en même temps que je montais, écoute aussi le reste, mon père, et consacre, je t’en prie, une seule de tes heures à lire ce qui m’arriva en un jour. Au début, surpris par cet air étrangement léger et par ce spectacle grandiose, je suis resté comme frappé de stupeur. Je regarde derrière moi : les nuages sont sous mes pieds, et je commence à croire à la réalité de l’Athos et de l’Olympe en voyant de mes yeux, sur un mont moins fameux, tout ce que j’ai lu et entendu à son sujet. Je tourne mon regard vers les régions italiennes, où me porte particulièrement mon cœur ; et voici les Alpes immobiles et couronnées de neige: le farouche ennemi du nom de Rome les traversa en arrosant la pierre de vinaigre ; lointaines, elles semblent toutes proches. Je le confesse : j’ai pleuré ce ciel d’Italie que voyait mon âme et que cherchaient mes yeux, et un désir violent me brûla de revoir mon ami et ma patrie, ce qui n’allait pas sans un peu de honte pour ce double désir qui n’était pas encore viril. Mais les justifications ne m’auraient pas manqué, pour l’une comme pour l’autre, confirmées par de grands témoignages. C’est alors qu’une nouvelle pensée s’insinue en moi, qui, des lieux, me conduit aux époques.
      « Aujourd’hui, me disais-je, cela fait dix ans que tu as laissé tes études de jeunesse et abandonné Bologne : Dieu immortel, éternelle Sagesse, combien de changements dans ta vie durant ces dix dernières années ! Si nombreux que je préfère ne pas en parler; d’ailleurs je ne suis pas arrivé au port pour évoquer les tempêtes que j’ai essuyées. Viendra peut-être un jour où je pourrai les énumérer dans l’ordre même où elles ont éclaté, en citant en exergue ce passage d’Augustin : « Je veux rappeler mes turpitudes passées, mon âme corrompue par la chair, non que je les aime, mais pour l’amour de toi, mon Dieu ». Trop nombreux sont les intérêts qui me plongent dans l’incertitude et l’embarras. Ce que j’avais coutume d’aimer, je ne l’aime plus ; je mens : je l’aime, mais moins ; j’ai encore menti : je l’aime, mais plus honteusement, plus tristement ; oui, j’ai dit la vérité. Cela est ainsi : j’aime, mais ce que je n’aimerais pas aimer, ce que je désirerais haïr ; j’aime cependant, mais malgré moi, mais forcé, dans la détresse et le deuil, et j’éprouve sur moi-même la vérité de ce vers fameux  : « Je te haïrai si je peux ; sinon, je t’aimerai contre mon gré ». Il n’y a pas encore trois ans que cette volonté perverse et criminelle qui me tenait tout entier, qui régnait seule sans contradiction au fond de mon âme, a commencé à rencontrer une autre qui se révolte et qui lui résiste ; entre l’une et l’autre, depuis longtemps dans le champ de mes pensées, pour savoir auquel des deux hommes restera l’empire, se livre encore maintenant un combat très pénible et douteux. » Telles sont les pensées que je roulais quand je considérais ces dix dernières années. Quand je regardais vers l’avenir, je me demandais : « S’il t’était donné d’ajouter deux nouveaux lustres à cette vie qui t’échappe et de t’approcher de la vertu comme tu t’es éloigné, ces deux dernières années, en dressant la nouvelle volonté contre l’ancienne, de l’arrogance où tu te complaisais, ne pourrais-tu pas alors, sinon avec certitude du moins avec espoir, marcher au-devant de la mort vers les quarante ans et négliger sans regrets ces années qui te restent de vie qui déjà décline vers la vieillesse ? ». Telles étaient, avec d’autres, les pensées, mon père, que j’agitais en mon cœur.

Pétrarque, L’Ascension du mont Ventoux, Séquences, 1990, pp. 35-36-37-38-39. Traduit du latin par Denis Montebello, Préface de Pierre Dubrunquez.



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