Magazine Nouvelles

1er mai 1929/L’Amant de Lady Chatterley dans La NRF

Publié le 01 mai 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



    Le 1er mai 1929, Gabriel Marcel rend compte dans La Nouvelle Revue Française, de la publication à Florence (Typografia Giuntina), en 1928, de l’ouvrage de D.H. Lawrence, L’Amant de Lady Chatterley.


Lady Chatterley's Lover by Aaron Robinson

Source

L'AMANT DE LADY CHATTERLEY, PAR D.H. LAWRENCE

    Il me paraît singulièrement malaisé de prendre nettement position en face du dernier livre de M. D.H. Lawrence. Nul doute que L’Amant de Lady Chatterley ne soit au sens strict du terme un roman pornographique. Mais je ne vois pas que l’auteur y déploie jamais cette complaisance ignoble à l’endroit du lecteur et pour tout dire ce proxénétisme qui permet à coup sûr de situer une œuvre en dehors de la littérature proprement dite. D’une façon générale, le lecteur est presque toujours absent de ce qu’on peut appeler le champ visuel de M. Lawrence ; celui-ci écrit vraiment pour soi, parce qu’un démon incoercible et hargneux l’y contraint, et je ne sais guère de romanciers, à l’heure présente, auquel on puisse rendre en conscience pareil hommage. Seulement, au lieu que dans la plupart de ses œuvres antérieures, je pense par exemple à Women in Love et aussi à Aaron’s Rod, l’auteur lui-même apparaissait comme en proie à une sorte d’éréthisme continuel à peine transposé, L’Amant de Lady Chatterley trahit un état d’assouvissement heureux et comme de détente phallique. Je m’excuse d’user d’un mot semblable, mais c’est le seul qui convienne ici, et l’on s’en convaincrait aussitôt si j’osais reproduire les passages les plus significatifs de cet étrange roman. Rien de plus curieux que de le comparer à tel livre français récent dont le succès tient évidemment pour une bonne part à des motifs d’ordre extra-littéraire. Au lieu que l’écrivain français, traitant un sujet scabreux, s’est plu à ériger un petit kiosque qui évoque pour l’esprit les stations thermales, les sources radioactives dans le livre de M. Lawrence jaillissent en plein air avec une impétuosité provocante. Nulle abstraction, nulle précaution, nulle interposition ; les ébats auxquels se livrent Lady Constance Chatterley avec son amant garde-chasse Olivier Mellors sont décrits avec une précision passionnée. On se demande quelle serait la réaction du public français, s’il prenait connaissance de cet extraordinaire témoignage, un des plus crus et j’ose dire des plus ingénus qui aient été rendus sur l’amour physique. L’absence de libertinage et de perversité est telle dans ce livre qu’il désarme plus encore qu’il n’intimide. On est tenté de se dire, une fois qu’on l’a fermé, que c’est bien ainsi après tout que pareil sujet doit être traité et que les périphrases hypocrites qui encombrent notre littérature amoureuse doivent être portées au compte d’un érotisme sénile et dégradé. Il n’est pas question de se dissimuler la force des préjugés sociaux auxquels répondent cette circonspection, ce recours constant à l’allusion et à la métaphore ; mais j’admire M. Lawrence de s’en être affranchi et peut-être sera-t-on d’autant plus porté à l’en louer qu’on sera plus enclin à protester contre le « sexualisme » vraiment obsessionnel qui pèse sur le roman contemporain. Le moyen le plus efficace de combattre l’idée fixe est peut-être de déchirer les voiles et d’appeler les choses par leur nom. Peut-être. J’avoue que ce n’est pas tout à fait sûr ; et je ne prendrais pas volontiers la responsabilité de faire traduire L’Amant de Lady Chatterley
    Mais ce qui ne souffre aucun doute, c’est l’injustice du traitement dont M. Lawrence a été l’objet jusqu’à présent en France ; il n’y est encore connu que par quelques poèmes et une longue nouvelle, le Renard, qui ne compte pas parmi ses œuvres les plus significatives. Une traduction du Plumed Serpent est en cours, me dit-on, mais il faudra bien faire connaître aussi les romans non-exotiques, malgré leurs flagrants, parfois accablants défauts. Et c’est précisément parce que ceux-ci me heurtent personnellement de front, parce que je respire avec peine dans l’atmosphère tendue et comme saturée de vapeurs caustiques où évoluent les personnages, que je me sens à l’aise pour affirmer que M. Lawrence est aujourd’hui l’un des tempéraments les plus puissants, les plus originaux, les plus incompréhensibles de la littérature européenne.

GABRIEL MARCEL

Gabriel Marcel, La Nouvelle Revue française, 1er mai 1929, pp. 729-731, in L’Esprit NRF, 1908-1940, Éditions Gallimard, 1990, pp. 694-695.


Retour au répertoire de mai 2010
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossiers Paperblog

Magazines