Magazine Journal intime

Vis Ma Vie De Femme De Gréviste.

Publié le 03 décembre 2007 par Mélina Loupia
Si Copilote est l'un des plus vieux meubles de l'enseigne, je suis de fait la plus ancienne des conjoints. L'un ne va pas sans l'autre, même si certains ont changé de chacune au cours des 15 dernières années d'ancienneté donnant droit à 12% brut de plus  et un jour de congé supplémentaires. C'est vrai qu'au début, c'était bien, c'était chouette. Copilote était rentré par la porte du service après-vente. Tour à tour responsable ou secrétaire du poste, selon que son chef avait ou non exécuté sans faute la brouette japonaise la veille, il était arrivé, en 2 ans, à vraiment rendre de bons services à la clientèle en mal de réconfort après un débordement de mousse du lave-vaisselle acheté la veille ou la livraison du joint torique du nettoyeur vapeur de belle-maman. Certes, on était au smic à cette époque, Jérémy venait de naître, l'appartement était encore meublé avec les meubles glanés chez les parents respectifs et Whisky, le premier chat de la longue lignée était déjà un parfait trou de cul jaloux, sale et destructeur. Mais on était heureux et on venait de s'offrir notre premier canapé à crédit avec la réduction employé. Les privilèges étaient enfin à notre portée. En ce temps-là, le patron était une peau de vache de pure qualité, le genre à te coller une baffe pour un papier mal classé, mais qui savait te taper dans le dos et se soucier amplement de ta vie après le boulot. Aujourd'hui encore, je me rappelle les Noëls dans le dépôt, où c'était lui qui offrait les joujoux aux petits et sa femme qui préparait le buffet. Je me le rappelle aussi, quelques années plus tard, à ma caisse, qui me demandait des nouvelles des enfants, chacun par leur prénom, et de Copilote, à qui il venait serrer la main de temps en temps sur le rayon sur lequel jadis il régnait. Quand l'enseigne a changé de crèmerie, il a été remercié, mais a exigé que l'ensemble de ses salariés soit conservé. C'est ainsi qu'il a accédé à la demande de Copilote de passer de l'autre côté de la barrière, là où on joue au marchand. Il avait appris, quelques années de vaches maigres avant, le savoir bien vendre, par le côté humain de la chose. En ce temps-là, on parlait encore de vente-conseil, d'accueil de l'humain, de prise en charge, en considération, de respect du budget, de juste prix et de liberté. Un nouveau maître les lieux est arrivé. "On sait ce qu'on perd, mais on sait pas ce qu'on gagne." Le round d'observation a été bien long. Copilote s'était acoquiné avec le meilleur vendeur du genre, une grande-gueule qui pouvait se permettre de l'ouvrir, dans son célibat libéré, avec sa petite voiture de sport et maman qui faisait le lit, la vaisselle et les courses. Il est devenu rebelle. Tout l'encadrement lui est devenu hostile, mais au fil du temps, de plus en plus de clients attendaient d'être servis exclusivement par lui. "Ah non, merci, on attend Monsieur là-bas, c'est qu'on a toujours affaire à lui." En moins de temps qu'il faut pour le dire, Copilote s'est construit un petit réseau de clientèle de la petite bourgeoisie du coin, avec la descendance, les enfants des clients, les voisins des enfants, les maîtresses des écoles de nos enfants qui grandissaient, la famille, intéressée ou non, les potes, les proches, les éloignés... "Ah, c'est son jour de repos? Bon, je laverai mon linge demain alors." "Il est malade? On peut l'appeler?" "J'ai un petit cadeau pour les petits, je sais que c'est leur anniversaire, mais j'attendrai qu'il rentre pour le lui donner." Forcément, ça énerve, d'autant plus qu'il a plus souvent été en tête des ventes de son rayon qu'à son tour. Alors même que le patron et le chef de rayon l'auraient bien sacrifié à l'autel des irréductibles, il tirait les autres vendeurs vers le haut et faisait tourner en partie la boutique. Alors tout le monde s'ignorait poliment. Plus ça allait, plus il fallait vendre cher, vite et bien. Le client mutait insensiblement en pompe à crédit et le vendeur à distributeur de ménager automatique. Mais copilote résistait à la tentation du surendettement, tout en gardant ses dents de requin aiguisées pour ses collègues. Et puis un jour, j'ai voulu savoir comment c'était vraiment, vu autrement que par les rapports quotidiens des repas du soir. J'ai passé presque un an, entre le secrétariat, la caisse vaguement et le rayon enfin, en immersion totale. "Il te formera ton mari, avec lui, tu vas en apprendre des choses, vite, et bien." Il n'en a rien été. Sur le rayon, je n'étais que la énième remplaçante volante, débutante, qu'il n'était pas payé pour former, et d'autant plus si c'était sa femme. Il m'en a fait baver, mais en rentrant le soir, il me confiait volontiers sur l'oreiller que c'état bon pour moi, bon pour nous. Le gardien franchisé des lieux avait de grands projets pour moi, un des chefs de rayon, qui m'avait prise en affection et avait reconnu mes compétences humaines, avait fait des pieds et des mains pour me conserver sous son aile en tant qu'assistante commerciale, ayant vu que la vente me rendait malade. Il était question d'un poste à mi-temps, calé sur les horaires de Copilote, avec tous les privilèges accordés exceptionnellement aux mères de famille, une partie du taf pouvant être effectué de la maison etc. Tout le monde se réjouissait de cet avenir inespéré, dans la mesure où il semblait que depuis mon arrivée, Copilote s'était assoupli, investi dans la vie des coulisses  du magasin, plus malléable quant aux taches annexes ou aux changements horaires et autres débordements tacites du contrat de travail. Puis les mauvaises ondes en provenance des caisses ont parcouru l'ensemble de l'équipe, du statut d'employée commerciale en devenir, j'étais passée à celui de femme pistonnée par son mari, acoquiné avec le patron. A trop changer en bien, on devient mauvais. Alors selon les termes de mon contrat, le projet de secrétariat n'a pas été validé par la maison-mère "là haut", mais je suis restée "vendeuse EMRTV extra". Et c'est là que les ennuis ont vraiment commencé. J'avais insidieusement, au début, la visite inopinée du chef de rayon dans mon dos. "T'inquiète, c'est normal, il veut te tester". Puis il est devenu mon poisson-pilote. Collé au cul en permanence. Vocabulaire, gestuelle, rentabilité. Tout mon moi était passé au crible en permanence. Et la réflexion de trop, le jour inopportun, l'heure fatale. Un samedi soir, 19h, fermeture. Encore quelques badauds égarés dans les frigos. Moi qui terminais la mise en place du petit électroménager pour lundi. Il débarque, l'air faussement désabusé. Convoque les 4 vendeurs usés que nous étions. "Bon, au niveau du chiffre, nickel les gars, on a tout éclaté. En revanche, en taux de GLD, c'est une catastrophe. Et une fois de plus, vous le devez à notre extra-Mélina, qui n'a pas vendu une seule extension de garantie de la semaine. On est donc les plus mauvais de la région." Le lundi suivant, j'étais chez le psy. Il faut dire que les temps avaient changé. Peu importe le produit vendu, il fallait absolument lui coller une extension de garantie. "C'est grâce à elles que de nouveaux magasins ouvrent en Europe, il faut le savoir, vous êtes les garants de l'expansion de l'enseigne." Je refusais déjà à l'époque de pomper le client, j'étais ravie de ne pas participer aux travaux. Copilote, quant à lui, voyait là plus un challenge personnel à relever. Il était le roi de la Garantie Longue Durée et entraînait avec lui ses collègues. Le patron ne lui avait pas fait ombrage de mon histoire. C'était un bon bougre, qui ne manquait pas de venir m'embrasser quand je venais au magasin. Qui me faisait danser aux repas de fin d'année. Qui n'avait rien contre une discussion à bâtons rompus sur la vie, les hommes, l'amour et le temps qui court. C'était encore un des rares à préserver la nature humaine dans le commerce. Dur en affaire, mais généreux en homme. Trop bon, trop con. Il est parti l'an dernier. Muté. Un jeune loup fraîchement débarqué d'une Bretagne que je déteste encore plus aujourd'hui est arrivé. Charmant, la quarantaine, petite puis grosse voiture de sport. Sourire commercial plus que commerçant. Conditionné à briser l'esprit de famille qu'il avait fallu temps de temps aux anciens à faire régner dans ces vieux murs de tôle ondulée. Une seule devise: diviser pour mieux régner. En un trimestre, il a tout démantelé. Balayé l'entraide, la solidarité. Repas de fin d'année? Oui, avec plaisir, mais sans les conjoints, ou alors ils payent. Noël des enfants? Oui, avec plaisir, mais le C.E se démerde, je m'en mêle pas. Pas assez rapides, les gars du dépôt? Hors de question d'embaucher, les vendeurs iront les aider. Les chemises sales? Démerdez-vous pour que le client ne s'aperçoive même pas que vous venez de décharger les palettes. Comment ça pas assez de GLD? Et alors? On vous paye à rien faire? Et le TRC, vous avez vu la catastrophe? Un client ne doit pas ressortir du magasin avec un article payé cash. Pour une cafetière achetée, un bon vendeur, c'est celui qui la fourgue avec une GLD, un crédit, une livraison et un montage. Comment ça 15 ans d'ancienneté? Je suis là depuis 1 an, vous êtes comme tous les autres ici, polyvalent, comme sur tous les nouveaux contrats des vendeurs. Puis mardi dernier. Copilote, devenu entre temps méchant délégué, rentre à la maison, survolté. "Bon, ce coup-ci, on les suit." Il me tend un petit tract photocopié. Un slogan, des points d'exclamation de partout. Des revendications. Humaines. Désabusées. Révoltées. Utopiques, certes, probablement, mais logiques, justifiées. Et samedi dernier. 12 dehors. Des absents. Des trouillards. Des lèches-cul. Des faux-culs, des qui gueulent à longueur d'année et qui sont les premiers à sauter sur les clients le jour où on leur donne l'occasion de justifier leur sourde colère. Un service minimum assuré pour le client. Un débrayage pour le dépôt. Le magasin ouvert. Tous les clients approuvent. Mais achètent quand-même. La presse qui se déplace. 5 minutes d'entretien, le patron ne souhaitera pas s'exprimer. Il fermera la grille le soir, les dents serrées, même pas capable de dire bonsoir à ses employés grévistes. Forcément, sa caverne d'Ali-Baba a pas fait le chiffre et 80% de son personnel était dehors, il sera juste traité de manager nullissime qui n'a pas su ramener sa troupe à la raison, la garder aussi inhumaine que la politique américanisante de l'enseigne. Il n'aura pas su les transformer en distributeur automatique. En endetteur. En créancier. En complice de malheur. Copilote est rentré crevé. Trempé. Frigorifié. Je l'ai embrassé, lui ai servi son apéro du samedi. Les enfants sont venus lui demander si les banderoles avaient pas pris la pluie, s'il va gagner plus d'argent. Désabusé un peu. Mais sans regrets. Sans illusion sur la reconduction de la grève, mais satisfait. Il a repris le taf ce matin. M'a embrassée après le café, comme d'habitude. Il est parti vendre des ordinateurs qu'il n'a pas encore reçu à 3 semaines de Noël, pointer de la marchandise pour aider les gars du dépôt ou soulager les hôtesses de caisse fatiguées, renseigner ses clients habitués comme à son habitude. Un humain qui rend service. Un père qui se défonce légitimement pour ses enfants. Un mari qui ne compte plus ses RTT pour permettre à sa femme de poursuivre son rêve illusoire. Un homme qui refuse de faire du mal aux autres. Un homme qui aime les autres. Un homme. Peut-être au fond sa seule revendication.

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