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La Musique Adoucit la Mort IV

Publié le 16 mai 2010 par Dirrtyfrank
La Musique Adoucit la Mort IV

Bernard se rendit au magasin tout en essayant d’oublier ce genre de niaiseries diffusées à la radio – surtout éviter de dire qu'on a aimé, ne serait-ce qu'un instant. Il comptait les heures, les minutes, les secondes, un peu frénétique pour son métronome. Il voulait se persuader qu'Angie allait revenir aujourd'hui et, finalement, elle pointa son charmant petit minois vers 13h30. Elle était ravissante. Elle se dirigea directement vers la caisse, observant du coin de l'oeil Bernard, qui bavassait avec un client faisant l’éloge des nouveaux rythmes électroniques qui bouleversaient l'univers large mais hermétique des clubbers du monde entier. Bernard l'évinça en deux coups de boîte à rythme.

- ‘Vous allez bien. Vous m'avez l'air en forme. Les rythmes électroniques ne vous ont pas trop abrutis.’ lui dit Angie, avec un sourire de rave.

- ‘Pardon, je ne vous entends pas bien.’ ironisa Bernard.

Les deux tourtereaux éclatèrent de rire. Nul doute que cette petite histoire n'en était qu'à ses prémices. Après quelques mots échangés, quelques blagues et autres gentillesses partagées, Bernard décida de prendre les devants et invita la jeune femme à déjeuner. En deux temps trois mouvements, tous les clients étaient balayés et le rideau de fer était baissé. Cela faisait bien longtemps que le magasin n'avait été fermé à l'heure du déjeuner. Pas de Fast Food Song aujourd’hui. Angie et Bernard semblaient se connaître depuis de nombreuses années. Ils étaient intarissables sur à peu près tout et n’importe quoi. Ils en avaient même complètement oublié l'heure, 15h30. Merde, Bernard devait retourner dans son antre, dare dare. Angie décida de prendre le métro juste à côté du magasin. Il l'accompagna jusqu'aux escaliers. Surmontant un brin de timidité, il lui prit la main et lui lâcha:

- ‘Je crois que je suis en train de tomber amoureux de toi.’

- ‘Fais-moi la bise et ... à bientôt. Si tu veux bien, choisissons le bon tempo." répondit-elle dans un sourire, maintenant gêné. Les Guns'n'Roses se déhanchaient en string léopard dans les neurones ralenties par l'alcool de Bernard.

Hey woman, take it slow - It'll work itself out fine - All we need is just a little patience.

Et ça, de la patience, Bernard allait devoir en bouffer. Trois semaines sans qu'Angie ne daigne venir déambuler dans les rayons, même pas un coup de fil pour soutenir le mystère. Le téléphone pleure mais ne sonnera pas. Encore un matin et Bernard se réveilla plus bougon que d'habitude. L'attente devenait lourde. La sono crachait une série de chansons tristes. Peter Gabriel plombait grave l’ambiance qui était déjà en berne depuis pas mal de temps.

I grieve for you - You leave me so hard to move on - Still loving what's gone - They say life carries on, carries on and on and on.

Bernard était à bout, exprimant sa rage à travers des compulsions nerveuses qui l'étonnèrent lui-même. De toute façon, il fallait continuer à vivre le train-train quotidien, tout en attendant que la femme sur lequel il avait flashé donne signe de vie. Alors qu'il mettait de l’ordre dans son rayon gothique, la sonnerie du téléphone du magasin retentit. Le bruit strident ne fit aucun effet sur sa clientèle, mais une lueur d'espoir insensé illumina le visage de Bernard. C'était elle, c'est sûr.

- ‘Discorama Daumesnil, bonjour’

- ‘Bernard?’. C'était une voix d'homme, une voix d'homme triste, la voix du père de Bernard. ‘C'est ton père’. Un long silence. Dans un magasin de musique, ça se remarque. Bernard était déçu pour Angie mais aussi étonné que son père l'appelle sur son lieu de travail. Cela n'était arrivé que deux fois en presque dix ans. ‘J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. Ta mère, tu sais, depuis un petit moment…’

- ‘Ecoute, va droit au but. J’ suis plus un gamin. Dis moi ce qui se passe. Tu as l'air bizarre. Tu fais limite peur.’

- ‘Bernard, ta mère est morte hier soir à l'hôpital. Une hémorragie interne. Je ne voulais pas te prévenir, je voulais te préserver, tu sais. C'est parti d'un bon sentiment. Tu ne m'en voudras pas, non?’

Bernard ne savait plus quoi dire. Il extirpa quelques explications puis coupa court, proposant de rejoindre l'hôpital en 20 minutes, juste le temps de fermer la boutique et de sauter dans un taxi. Dans la bagnole de Joe, Bernard ne put se retenir et éclata en sanglot. Il ne savait pas si c'était l’accumulation d’évènements improbables dernièrement mais il commença à se poser des milliards de questions. Un sentiment étrange lui faisait perdre pied. Il avait l'impression que la musique qui lui arrivait aux oreilles lui annonçait son avenir proche. Cela devait être la fatigue, une sorte de déjà-vu sonore. Tout cela semblait stupide. Son arrivée à l'hôpital lui fit oublier ses élucubrations. Il sauta dans les bras de son père qui était exténué d'une nuit vraiment difficile.

Rempli d’amertume et d'incertitudes, Bernard décida de retourner bosser. Dans ces moments difficiles, on a toujours besoin de repères, d'éléments rassurants pour affronter les obstacles les plus difficiles. ‘Discorama Daumesnil’ était sûrement le seul endroit où Bernard pouvait échapper à cette pression que tout le monde connaît. La radio du taxi qui le ramenait crachotait un drôle de remix que Bernard ne reconnut pas tout de suite. Bernard se rappelait de son enfance, avec sa mère, et cette musique en avait une saveur similaire. Après un petit effort de concentration, il put enfin mettre un visage et une époque sur ce qu'il entendait: un remix de Chantal Goya, qui le fit même esquisser un sourire dans une situation aussi douloureuse. La pauvre s'égosillait sur ce qui avait fait son succès il y a maintenant plus 25 ans.

Bécassine, c'est ma cousine. Bécassine, on est copine...

Comment perd-on à ce point-là toute dignité avec l'âge? Il ne pouvait comprendre cette femme, ruinée par l’une des plus pitoyables émissions TV de l'époque, devenue malgré elle la nouvelle égérie gay parisianiste. L'argent pouvait expliquer beaucoup de choses, même le fait de se trémousser sur une scène à 65 ans, dans une robe de petite fille, devant une floppée de mecs à poil au Queen. Finalement, il ne put se résoudre de rentrer au magasin. Trop de mauvaises ondes. Une journée de deuil valait bien une journée sans musique. Il ouvrit la porte de façon maladroite. Il ne contrôlait pas très bien ses mouvements. La fatigue, le choc, la tristesse y étaient pour beaucoup. Alors qu'il entrait dans l’appartement, il faillit glisser sur plusieurs enveloppes étalées sur son parquet. Sa concierge lui avait glissé son courrier sous la porte comme elle le faisait depuis des années. Bernard ramassa le bordel et commença à les regarder d'un œil distrait. Il les jeta sur sa table basse et ne voulut plus y penser. Pourtant, il fut particulièrement attiré par l'une d'elles. Couleur rose bonbon, parfumée, une petite fleur en haut à gauche. Pitié, il espérait que ce n'était pas une lettre d'Angie. Impossible, elle ne connaissait pas son adresse personnelle. Et c'était un faire-part de naissance.

Nous avons la fierté et le bonheur de vous annoncer

la naissance de la petite Bécassine, le 3 mai 2010.

Elle regarde déjà le monde avec beaucoup de curiosité

et désire vous rencontrer très vite.

La lettre était signée Marlène et Patrick Bouchez. Pas possible, un être s'en va, un autre arrive. Le monde est si cruel et si beau en même temps. Bernard se sentit presque heureux pendant une demi seconde. Il décida de prendre un petit Temesta et de filer au lit, au moins jusqu'au début de soirée. Et puis, une douleur le prit au ventre. Il eut un mouvement de recul, un relent de vomissement lui prit la gorge, blafard au milieu du bordel ambiant. Marlène et Patrick Bouchez avaient eu une petite fille du prénom de Bécassine. Marlène et Patrick. Cette petite fille était donc la cousine de Bernard.


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