Magazine Nouvelles

20 mai 1958/Lettre de H.D. à Ezra Pound

Publié le 20 mai 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

mardi 20 mai
    L’image exacte de Séraphitus a émergé, s'est manifestée depuis le Texas. Je suis saisie par l'article du Time du 19 mai sur un jeune pianiste: « Van [Cliburn] est un flamboyant virtuose-né ».
    « Seigneur, permets à présent que ton serviteur s'en aille en paix. » La musique, voilà ce que je voulais. « Qu'est-ce que vous êtes en train de cacher ? » Je cachais un besoin, un appétit maladif de musique, depuis que j'en avais reçu la révélation quand j'étais à l'école, à la vieille Académie de Philadelphie. Une fois, trop bouleversée pour pouvoir même bouger, après un concert de Panderewski*, je me suis retrouvée toute seule dans l'immense cercle vide des gradins du balcon. En me cramponnant à une balustrade, j'eus alors la surprise d'apercevoir furtivement au-dessous de moi une poignée de figures sombres assemblées en groupe dans le théâtre vide à demi éclairé, devant le piano abandonné. Ce n'étaient pas des gens du beau monde fastidieux, qui venait de s'écouler vers la sortie. Qui étaient ces très modestes personnages en habits sombres, si loin au-dessous de moi, le chapeau à la main, en pardessus, debout, bien qu'à présent les confortables et somptueuses stalles des premiers rangs du parterre fussent vides ? Qui sont-ils, des critiques faisant leur révérence au piano abandonné, au tabouret vide ? Qui suis-je ? Nous faisons partie d'un ordre secret. Le théâtre devient de plus en plus sombre, semble-t-il. Il est clair que nous ne devrions pas rester. Le Maestro alors est revenu sur la scène.
     Le Maestro est revenu, on aurait dit presque à la dérobée. Nous « y » sommes, nous « en » faisons partie. Et là dans la lumière en veilleuse, il a joué pour nous pendant presque une heure. J'étais éperdue de bonheur. Je ne pleurais pas facilement d'habitude. Mais là j'ai pleuré. Il jouait l'arrangement symphonique du Roi des Aulnes de Liszt.
    Erl König ― il était cet esprit-là en personne. O Vater, mein Vater**.
Hilda Doolittle, Fin du tourment, suivi de Le Livre de Hilda par Ezra Pound, Éditions de La Différence, 1992, page 54. Traduit de l'anglais, présenté et annoté par Jean-Paul Auxeméry.


* Le pianiste virtuose polonais Ignacy Jan Panderewski (mort à New York en 1941) fut un patriote qui lutta pour l'indépendance de son pays : devenu président du Conseil polonais, et ministre des Affaires Étrangères, il participa à l'élaboration du Traité de Versailles. En 1939, il fut le chef du gouvernement polonais en exil. Ses compositions musicales personnelles sont de style traditionnel.

** « Erl König » = « Le Roi des Aulnes » ; « O Vater, mein Vater » = « Père, ô mon Père ».



     ■ H.D.
    sur Terres de femmes

H.D. (Hilda Doolittle), Les murs ne croulent pas

     ■ Voir aussi ▼

→ (sur Poezibao) une fiche bio-bibliographique sur H.D. (Hilda Doolittle)
→ (sur Les Carnets d'Eucharis de Nathalie Riera) H.D. (Hilda Doolittle)
→ (sur le site de L'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique) H.D. (Hilda Doolittle) à la lumière d'Ezra Pound. Communication de Georges Thines (9 septembre 2000)
→ (sur Pennsound) H.D. lisant Helen in Egypt (37min 52')
1er novembre 1972/Mort d'Ezra Pound




Retour au répertoire de mai 2010
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog