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Mai 1977/Philippe Jaccottet, La Semaison

Publié le 28 mai 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours
dédiée ce jour à C. et à J.

MAI 1977
    Promenade à Carrouge, « sur les pas de Roud » : je suis étonné par la beauté de la campagne un peu froide avec ses arbres en fleurs. Au-dessus du bois des Combes, le lieu de l'« illumination » évoquée dans le Journal que je découvre, un épervier et des corbeaux recommencent la chasse des Soledades. *


    Hier par temps chaud, longue promenade au-dessous et au-delà de la Grande Tuilière : il y a là des lieux restés absolument sauvages et comme loin de tout, des enclos on ne sait pourquoi mystérieux – avec le bruit de l'eau invisible, cachée sous des buissons. Pourquoi ce sentiment de mystère ? Si absurde que cela paraisse, on dirait que quelque chose s'est passé, se passe ou va se passer là, sous les jeunes chênes, et surtout dans ces espèces de clairières tout à fait tranquilles, brillantes de lumière, étrangement brillantes et lointaines. On dirait qu'on a changé de monde sans quitter celui-ci.

*


    Les tresses de l'eau dans les ornières du chemin, tresses transparentes et promptes, sur les cailloux, la terre. Dégorgement de la terre imprégnée de pluie durant tout l'hiver.

*


    Au bord du Lez en crue, après l'orage violent de la nuit. L'eau brille, froide, dans les truffières, noie le thym, ruisselle dans des chemins d'ordinaire poussiéreux. Les cris des oiseaux leur chant, sont plus que jamais pareils à de l'eau sonore, non pas à de la pluie, mais à des bulles d'eau ou de brèves cascades ; certains, ici ou là, creusent l’étendue, rappellent et mesurent, d’une mesure surnaturelle, le lointain, ses distances.
    L'eau de la rivière élargie coule avec une impétuosité et une rapidité surprenantes, elle est boueuse, elle secoue les branches basses des arbres riverains, elle mène grand bruit quand on la devine d’en haut à travers les abondants feuillages vert noir ou vert gris. Effrayant presque le cœur.
    Dans les arbres, des églantiers semblent enchevêtrés ; pourquoi leurs fleurs blanches, ou rosées à peine, semblent-elles si belles ? Ou ailleurs portées dans l'air par les légers rameaux qui retombent en arc — couronne de mariée, avec ce feuillage pauvre, clairsemé — chose légère et pauvre, comme ébouriffée, indocile, sauvageonne (mais c'est trop l'humaniser). Fleurs parfaitement simples, fragiles, légères comme celles des cistes, mais plus fines, plus pures — « angéliques » ? Enfantines, plutôt.
     Les subtils petits lustres roses des marronniers.


Philippe Jaccottet, La Semaison, Carnets 1954-1979, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1984, pp. 255-256-257.





    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes


→ Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet
Accepter ne se peut
→ Tout à la fin de la nuit
→ Toute fleur qui s'ouvre

    ■ Voir aussi ▼

→ (sur Poezibao) la fiche bio-bibliographique "Philippe Jaccottet"




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