Magazine Humeur

Guérir à Villefranche

Publié le 16 juin 2010 par Jlhuss

dscf0829.1276665897.jpg Martin Doux collectionnait les boîtes avec une intempérance que l’on peine à croire.
Il en avait de toutes matières : en bois de cent essences, dont l’ébène n’était pas la plus noire ; en corne, en écaille, en carton bouilli, en papier mâché ; de cent variétés de pierre dont le jade n’était pas la plus dure ; en coquillage, en nacre, en terre cuite ; de cent métaux dont le fer n’était pas le plus mou ; en os, en ivoire ; de cent cuirs, dont le galuchat n’était pas le plus étonnant.
Il en avait de toutes provenances, sa quête l’ayant conduit sur tous les continents, aussitôt qu’un marchand ou qu’un particulier l’alertait. Parfois son seul flair de chasseur le guidait. En vingt ans il avait ainsi battu les déserts et les jungles, les mégalopoles  et les hameaux, les cirques, les pics, les criques, les îles perdues où l’on n’accédait qu’à la rame au risque de se fracasser sur le récif en manquant la passe.
Il avait des boîtes à tous usages : à thé, à fard, à poison, à bijoux, à feu, à sel, à reliques et cetera. La plus troublante, pour les rares personnes conviées à voir la collection, était la boîte à boîtes, autant dire à malice : douze cubes de nacre inclus l’un dans l’autre, le dernier ayant un fond de miroir minuscule qui renvoyait l’œil du regardant.
Il en avait de toutes les époques, et sa plus ancienne -une boîte à fard lenticulaire du XIIIe siècle avant notre ère en bronze- n’était pas forcément la plus rare, visible en plusieurs musées du monde. La plus rare, la plus chère, bien sûr, était celle qu’il ne possédait pas encore, voire celle dont il n’avait pas même l’idée.

Quand au bout de cinq ans Mme Doux, épuisée, avait demandé le divorce, Martin s’était vite consolé à l’idée qu’il gagnait une pièce à part entière, et donc la possibilité de deux nouvelles vitrines et de trois guéridons, soit de quoi entasser quelque trois ou quatre cents nouvelles boîtes.
L’année suivante, Mme Doux mère, redoutant d’être pour quelque chose dans cette folie, avait exigé que son fils entreprît une analyse. Martin dut s’allonger à grand frais chaque jeudi pendant un an pour apprendre que son fétichisme de la boîte traduisait un regret de l’utérus, boîte première qu’il ne guérissait pas d’avoir quittée, compliqué d’une sublimation de l’inceste, seule manière d’y revenir. Martin trouva plus correct de dire à sa mère que le désir compulsif des boîtes vides était chez lui, selon le praticien, une phobie du manque, probablement imputable  à un sevrage précoce : ce que la mère authentifia. Et comme l’absence de lait parut vénielle à une femme de soixante-huit ans, elle mourut six mois plus tard en paix avec elle-même.
Mais longtemps encore l’insatisfaction tenailla le collectionneur. Toute boîte acquise était morte, et sur sa tombe sautillait le feu follet de la prochaine : c’est le propre des vices. Pourtant, avec l’âge et la solitude morale où l’enfermait sa monomanie, Martin un jour se prit à rêver de la boîte ultime, LA boîte, résumant, consumant toute la collection.

« Consumant », oui, voilà l’idée ! Il mit huit jours à brûler, broyer, piler ses trois mille six cent cinquante-deux boîtes amassées en trente ans, jusqu’à obtenir une grenaille tenant dans une terrine, comme la cendre de son père dans une urne. Il lui fallait à présent trouver la boîte suprême, absolue, digne de contenir cette quintessence de toutes les autres : ce serait sa première boîte pleine, sa délivrance.
Il hanta jusqu’aux moindres antiquaires, fut assidu à toutes les grandes ventes de par le monde. A Londres, il faillit se décider pour un reliquaire mérovingien en or incrusté de pierreries. Mais il abandonna brusquement l’enchère : la dignité de la boîte ultime ne tenait pas au prix ; il fallait une boîte originale, c’est-à-dire des origines, de ses origines, de son flux. Et c’est alors qu’il eut l’illumination. Soudain la boîte première en sa mémoire ressurgit ruisselante, comme une amphore après des siècles tirée de la vase du fleuve.
Il la revoyait -l’avait-il véritablement oubliée ?- étincelante au soleil du jardin de Villefranche-les-Baumes, chez la tante Bertille où Martin passait les étés avec ses cousins Jacques et Paul. Fabriquée par le grand-père Louis sur le front des Ardennes, de la grosseur d’une boîte à biscuits, en bois clair gravé au couteau de fines arabesques et piquée de cabochons brillants pris au cuivre d’un obus. Boîte brusquement introuvable, un après-midi bourdonnant d’août, sur le banc du jardin où l’enfant dit l’avoir laissée le temps d’aller manger à la cuisine sa tartine du quatre-heures. Hurlements, recherches vaines, sourd désespoir, regards fourbes des cousins. Martin, Martin, ton père t’en avait fait le dépositaire après lui ! C’était un tabernacle de famille, un reliquaire du sang. Tu y serrais tes trésors : images de bon écolier, agates gagnantes, coquillage, scarabée sec, médaille en or de Marie, cartes postales de maman…

Rien ne se perd jamais, l’eau de la source se retrouve à l’estuaire. Et les boîtes, c’est à Villefranche, non à Rotterdam, qu’il faut les chercher ; à Villefranche, non à Türkmenabat, qu’il faut  fouiller les greniers et les caves, les celliers et les remises des maisons fermées ; à Villefranche, non à El Fasher, qu’il faut aller revoir les bancs du crime, s’y asseoir et songer, après tant de rage ensevelie, qu’avec  le temps de la conscience est venu celui de la prescription : c’est à Villefranche qu’il faut guérir.

Arion

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