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Sophie n'ISF

Publié le 17 juin 2010 par Jean-Louis Richard

IMG_5545  Jean-Benoît tirait la langue sur une litanie de formulaires verdâtres. Sophie n'en revenait pas.

- Saperlipopette ! Vous avez demandé la nationalité moldave ?

- Bonjour Sophie. Non, tu vois, c'est mon ISF et je suis à la bourre, c'est pour avant-hier.

- C'est marrant de vous voir travailler, personne ne peut remplir ces papiers pour vous ?

- C'est perso, je fais la liste de tout ce que je possède.

- Je le vois bien que c'est un travail de comptable, vous les avez tous licenciés ?

(Résumé des 17 épisodes précédents : la petite Sophie poursuit sa découverte du monde de l'entreprise... Toute ressemblance avec des personnages réels est fortuite. Ses aventures complètes vous attendent ici)

Expliquer l'ISF à une fillette de neuf ans, ça serait pas pire que de le payer. Jean-Benoît décida de s'accorder une pause.

- Tu vois, là, je viens de faire le total de ce que j'ai en banque, de mes sous, si tu veux.

- Voyons, Valeur déclarée Liquidités dix-huit mille, non, cent quatre-vingt mille, ah, flute, y a trop de chiffres, un million huit cents...

- Bon, on va pas passer Noël là-dessus, presque deux millions.

- Deux millions de Neuros ? Mais ça fait tout plein de flouze, pas vrai ?

- Et encore, le principal est dans les deux colonnes d'à côté, Droits sociaux et Autres droits sociaux et valeurs mobilières. J'ai tout rempli, yapuka faire la somme et multiplier par des pourcentages pour préparer mon chèque au Trésor Public.

- Tout ce que vous avez y est ?

- Joker Sophie, cette question ne regarde que mes avocats et moi.

- Ce serait pas plus simple de rien avoir ?

- D'après mes avocats, faut ménager... mais j'ai peut-être mal compris ta question ?

- Je voulais dire, ce serait plus simple si vous aviez rien, comme ça vous auriez plus à employer des avocats pour faire quand même un tas de papiers et payer plein de sous ?

- Avec le mal que je me donne pour posséder tout ça, tu oses me proposer de m'en séparer ? Tu es tombée sur la tête ?

- En plus, vous vous donnez du mal pour avoir un tas de trucs qui vous apportent que des soucis ? Vous filez tout le paquet à une fondation et le tour est joué ! Pourquoi vous compliquer la vie ?

- Mais, parce que... parce que...

Sophie attendait en fixant Jean-Benoît de ses grands yeux bleus. Que dire à une enfant ? Il resta silencieux quelques secondes avant de reprendre d'une voix assourdie.

- Parce que, tous ces trucs, comme tu dis, m'apportent du plaisir.

- Vous êtes trop marrant quand vous ne croyez pas ce que vous dites. Vous voulez que je sorte cinq minutes pour passer un coup de fil à vos avocats ?

- Tu ne crois pas que ça me fait plaisir de posséder tout ça ?

- C'est vous qui n'y croyez pas. Qu'est-ce que le plaisir pour vous ?

Jean-Benoît marqua le coup. La gamine voyait juste. Bien sûr, ses plaisirs d'homme n'avaient rien à voir avec toutes ces possessions. Encore heureux.

- C'est pas faux ce que tu me dis Sophie. Voyons voyons... si je prends mon Annexe S2, de quoi pourrais-je me passer et être aussi heureux ? Ca, non, ça me sert à rien, ça, c'est que du souci, ça, bof, toute cette page c'est la fortune de ma femme, pas touche, ça, ça et ça c'est géré par des professionnels qui me rendent compte une fois par an, c'est à eux plus qu'à moi.

- Vous voyez ! Qu'est-ce qui vous importe vraiment ?

- Ma maison en Bretagne, un peu d'argent en cas de besoin, ben dis-donc, je ne paierais aucun ISF avec ça !

- Et en imaginant que votre femme en fasse autant ?

- Tu lui en parleras Sophie, je ne sais pas jusqu'où va son sens de l'humour patrimonial.

- Vous ne savez pas ce qu'en pense votre femme ? Vous passez tellement de temps dans vos papiers ?

Quinze ans plus tôt, il aurait su. Florence était peu impressionnée par l'argent. Bon serviteur, mauvais maître, aimait-elle à dire. Ses valeurs étaient autres. Mais aujourd'hui, après avoir hérité avec sa soeur de la fortune et du château des Bourlezach ? Comment pouvait-il s'intéresser à tout et ignorer la position de son épouse ?

- OK Sophie. Voilà qui m'ouvre les yeux sur la façon dont je néglige ma famille.

- Vous connaissez l'histoire du psychologue martien ?

- Raconte ?

- C'est un psy martien, il débarque pour vous étudier. Faut que vous sachiez que, sur Mars, c'est une civilisation d'un niveau beaucoup plus avancé que la nôtre.

- C'est pas difficile, note bien.

- Donc ce psy hors normes, ah oui, j'allais oublier, il est tout petit, il tient dans votre poche.

- C'est la solution qu'ils ont trouvée pour loger tout le monde ?

- Toujours est-il qu'il va se cacher dans votre poche, vous suivre partout, jour et nuit, vous observer, vous écouter, tout noter, consulter ses bases de données, bref auditer votre personnalité.

- Il va vraiment me suivre partout partout ?

- Partout partout.

- J'espère qu'il est discret, parce que mes associés chinois n'ont aucun humour. Et alors ?

- 72 heures plus tard, il se plante devant vous et vous annonce qu'il a terminé ses calculs et qu'il connait enfin votre nature profonde. Au fait, vous tenez vraiment à savoir ?

- Un peu mon neveu !

- Il vous fixe de ses yeux rouges et déclare d'une voix sidérale : "Vous-êtes-z-un-automate-fin-de-l'audit-vous avez droit-t-à-une-phrase-en-réponse".

- Comment ça je "suis-z-un automate" ? De quel droit ?

- C'est vous qui devez le savoir. Il vous a bien observé, et croyez-moi, pas seulement tout à l'heure quand vous remplissiez votre ISF comme si c'était celui d'un inconnu. Qu'avez-vous à lui répondre ?

Jean-Benoît était dans les cordes. Ce psy martien pouvait fort bien ne rien sentir, en trois jours, de l'homme qu'il était. Quoi d'étonnant ? Il n'avait observé qu'un courant d'air, réagissant... oui, en automate sophistiqué.

- C'est pas une femme, au moins, ton minus ?

- Sur Mars, ça fait 25 000 ans qu'il n'y a plus de différence sexuelle. Ils se reproduisent par clonage.

- Charmant. Combien il fait de haut, tu m'as dit ?

- La moitié de votre Iphone, cinq ou six centimètres.

- Mais je l'explose, moi, le gnome, je le dynamite ! Aux quatre coins de la pièce qu'on va le retrouver, le puzzle du troisième type ! Parce que c'est pas un psy-crobe qui va faire la loi, non mais sans blague !

Jean-Benoît venait d'écraser son poing sur le bureau avec une telle violence que tout vibrait dans la pièce. Le téléphone sonna. C'était la grande Sophie, son assistante.

- "Merci, tout va bien."

Jean-Benoît était détendu. Pour une fois, son vrai sourire éclairait son visage.

- Vous reprenez vie Jean-Benoît, je vais prendre congé.

- Qu'est-ce que tu m'as fait Sophie ? Je me sens en pleine forme !

- Vous avez travaillé sur vous. Ca vous réussit.

- Travaillé sur moi ? En tous cas, plus comme un robot.

Sophie disparut. Jean-Benoît avait encore deux rendez-vous. Il chargea son assistante d'en faire profiter un collaborateur qui n'avait pas encore travaillé sur lui.

Ah, oui, l'ISF, plus qu'une page et la douloureuse. A creuser, cette idée de fondation. Il était temps qu'il s'occupe de ses vraies valeurs. Il composa le numéro de son domicile.

- Chérie, oui, c'est moi. Non, je ne suis pas malade, pourquoi ? Il est 17h, je sais. Tu as prévu quoi pour ce soir ? On passe la soirée tous les deux, je serai là dans une demi-heure.

Le psy portable, ou ce qu'il en restait, allait avoir du boulot.


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