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Kranzler chapitre 7

Publié le 30 juillet 2008 par Kranzler

Kranzler chapitre 7      

K

ranzler aimait se lever tôt, bien plus tôt que la plupart des gens qu’il connaissait, et c’était chez lui un trait de caractère qui ne pouvait plus changer.

L’habitude était ancrée en lui depuis ses années de jeunesse. Dès sa première année à l’université, il avait réglé la sonnerie du réveil à six heures – un vieux réveil mécanique, le même qui maintenant encore se trouvait toujours sur sa table de chevet, inusable et démodé.

A l’époque, l’unique fenêtre de sa première chambre d’étudiant donnait sur l’escalier un peu trop monumental du Musée des Sciences ; très tôt les matins d’hiver, il manquait rarement d’observer la salle des reptiles avec son éclairage d’un bleu délicat, très doux. Un étage au dessus, d’épais rideaux tirés en permanence signalaient la section égyptienne.

Tout ce qui lui restait de ce temps-là, outre un vieux pot à crayons, c’était le réveil. Un appareil vénérable qui pouvait avoir cinquante, peut-être soixante ans, et dont pas une seule pièce n’avait été changée. Kranzler le remontait une ou deux fois par mois, dans l’unique but d’entendre le tic-tac, car il trouvait que ce son-là habillait admirablement les pièces et avait une note accueillante lorsqu’il rentrait du travail le soir.

Il ne remontait jamais la sonnerie, mais il aimait bien entendre le déclic qui se produit lorsque l’aiguille des heures vient se positionner sur celle qui indique l’heure du réveil. Ce bruit-là, il lui arrivait parfois de l’attendre, de le guetter comme un signe de ponctuation particulier dans la journée.

A de rares exceptions, les objets nouveaux ne lui inspiraient aucune sympathie. L’ordinateur, le téléphone portable, il avait attendu la dernière limite pour s’en équiper. Il en allait de même pour internet, ce grand système de vases communicants ouvert jour et nuit qu’il considérait comme une sorte de cloaque de données.

Eté comme hiver, il se levait tôt parce que la ville avait une respiration et une tranquillité qu’il trouvait fascinantes. En novembre, lorsque les matins étaient sombres et pluvieux, il allait souvent à pied jusqu’à la Butte Sainte Anne sans croiser plus d’un passant – lorsqu’il apercevait quelqu’un, c’était presque toujours un retraité qui promenait son chien ou une femme de ménage. De la butte, il regardait la Loire couler et les remous se former à la jonction des deux bras, juste au pied de la grue Titan. Parfois, à cause du brouillard, les quais de Trentemoult disparaissaient presque entièrement et c’est à peine si on devinait les contours des maisons, ou même une lueur, comme si elles avaient des secrets ou des choses à cacher.

Il ne restait jamais bien longtemps sur place, seulement quelques minutes, voire un quart d’heure les jours de tempête, et il se faisait souvent la réflexion que le temps s’écoulait au ralenti lorsqu’il observait le fleuve.

Invariablement, sur le chemin du retour, il réfléchissait et n’empruntait jamais le même trajet d’un jour à l’autre pour tromper la monotonie. Lorsqu’il revenait de la butte, par exemple, il obliquait toujours sur la gauche une fois parvenu Place Lechat car rien ne l’ennuyait autant que devoir redescendre le Boulevard Saint Aignan en ligne droite.

A dire vrai, il marchait surtout entre les mois d’octobre et de février, où les nuits plus longues l’aidaient à mettre de l’ordre dans ses pensées. Dès mars, à cause de la lumière matinale, il se savait plus visible, exposé, et c’était quelque chose qu’il préférait éviter dans la mesure du possible, car il avait tendance à réfléchir à voix haute tout en marchant, à faire des gestes comme quelqu’un qui assemble mentalement des formules géométriques, et alors en l’observant on pouvait déjà avoir une certaine idée du métier qu’il exerçait. Une idée vague, bien sûr, mais déjà bien trop précise à ses yeux.

On était à présent le samedi, un jour qui ne l’inspirait pas particulièrement, et le dimanche non plus n’était pas fameux. Ces matins-là, à cause de la proximité de la discothèque, les mauvaises rencontres n’avaient rien de très exceptionnel. Dans les ruelles du quartier, les impasses, on tombait facilement sur des clients de l’établissement qui dormaient dans leur voiture, parfois à plusieurs, parce qu’ils avaient trop bu pour reprendre la route. C’étaient de temps en temps des groupes inoffensifs de trois ou quatre garçons qui venaient d’assez loin et lui demandaient s’il connaissait un café déjà ouvert, une boulangerie – et dans ce cas il ne voyait aucune raison de ne pas les renseigner. C’étaient beaucoup plus souvent des groupes moins civilisés, en Nike et cagoules, comme s’ils faisaient partie d’une secte, et ceux-là avaient des manières hérissantes. Par exemple, tutoyer Kranzler le matin était d’une grande imprudence car il avait la familiarité en horreur, surtout lorsqu’il avait en face de lui des zombies en panne de cigarettes.

Il avait maintenant un recul sur les choses, une distance, comme si la veille et l’avant-veille il s’était contenté d’enregistrer des images brutes sans avoir de réelle arrière-pensée.

Depuis bientôt six ans qu’il était dans le métier, il pouvait dire que c’était la première fois qu’on lui confiait un travail qu’il n’arrivait pas à comprendre.

La plupart du temps, les gens lui demandaient des choses simples, ou bien d’une complexité modérée, et alors il ne lui fallait pas longtemps pour voir se dessiner un axe, une direction générale.

On ne pouvait pas changer le monde, ni la banalité de ses tragédies qui fondamentalement ne faisaient que se répéter avec des acteurs différents. Puisque les faiblesses humaines constituaient le fond de commerce de Kranzler, et qu’il en existait un nombre déterminé, il se retrouvait périodiquement confronté aux mêmes situations, à une ennuyeuse monotonie de faits où seuls variaient les visages, les noms, les lieux géographiques.

Le jeudi après-midi, Madame Havard avait établi à son ordre un chèque magnifique, chèque dont elle avait elle-même fixé le montant, et son instinct lui disait qu’elle l’aurait rédigé avec la même facilité s’il lui avait demandé le double ou le triple.

Elle aurait eu exactement la même façon d’enlever le capuchon de son stylo, d’appuyer d’un doigt sur la souche du chéquier, sans émotion. A l’évidence elle devait avoir l’habitude d’écrire des sommes importantes, un grand entraînement, contrairement aux personnes qui en ont moins l’occasion et se trahissent en relisant deux fois pour vérifier qu’elles ont bien inscrit le bon chiffre.

Comme elle avait quitté son bureau vers dix-sept heures il n’avait pas eu le temps de porter le chèque à la banque et celui-ci se trouvait encore chez lui, épinglé en évidence au dessus du téléphone. A une certaine époque, être en possession d’un chèque d’un pareil montant lui aurait sans doute tourné la tête, mais plus maintenant. Il l’avait épinglé au mur non pas par fierté, comme une sorte de symbole pour lequel s’impose un emplacement déterminé, mais simplement parce qu’il était distrait, pour ne pas avoir à le chercher, et en enfonçant l’épingle il avait même ressenti un plaisir nonchalant.

Dans sa plus rudimentaire expression, on pouvait considérer que ce chèque n’était rien d’autre qu’un rectangle de papier que sa cliente lui avait remis pour l’exécution d’un travail donné, c’était aussi simple que cela, seulement Kranzler avait toutes les raisons de s’interroger sur le résultat qu’elle voulait obtenir de lui.

Dans son bureau, en ayant l’aplomb d’affirmer que ce bric-à-brac ne faisait qu’une seule et même chose, elle lui avait demandé de retrouver des bijoux disparus, de retrouver son frère et sa sœur qu’elle rendait responsables de la disparition, et de faire cesser un chantage.

Les bijoux, il était prêt à parier depuis la veille qu’ils n’étaient que le fruit de l’imagination de Madame Havard, des objets factices qu’elle avaient inventés pour lui fournir une raison vraisemblable d’entamer des recherches.

Si elle avait menti sur ce point, Kranzler était disposé à penser que le chantage dont elle prétendait être la victime pouvait lui aussi être une pure et simple affabulation.

En procédant ainsi par élimination, il voyait s’esquisser un schéma humain dans lequel Madame Havard dépensait son argent dans l’unique but de retrouver son frère et sa sœur, et c’était en même temps une conclusion improbable vu le peu d’estime qu’elle leur témoignait.

Elle avait parlé d’eux avec un ennui à peine déguisé, décrivant deux adolescents attardés, presque étrangers dans une famille où l’on aimait brasser les affaires.

Pour Kranzler, ces mots-là avaient eu une curieuse résonance parce que comme tous les gens de la côte il imaginait que les Buisson avait une vie facile, et que toute forme de tension leur était épargnée. Dans les années soixante-dix, il se rappelait qu’ils avaient donné beaucoup de fêtes, des réceptions voyantes. Les nuits de juillet et d’août, on apercevait au loin la villa avec touts ses fenêtres allumées, une fière villa encore puisqu’à l’époque les éboulements n’avaient pas encore commencé. La terrasse ne manquait jamais d’être éclairée ; à deux cents mètres on entendait la musique, les rires, et parfois même un feu d’artifice privé était tiré en bas, sur leur plage. Ils considéraient encore que c’était la leur même si depuis longtemps elle en avait perdu le titre.

De la même façon, Kranzler n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit l’idée que la jeune Camille Buisson de ces années-là ne s’était pas forcément autant amusée qu’il le pensait. Des jouets somptueux, des habits de qualité, elle avait certainement eu tout cela. Et cependant, sur toutes les photos qu’il avait vues d’elle, celles de l’enfant, celles de l’adolescente puis de la femme, elle avait toujours le même visage grave, la même dureté de regard.

Sur les photos de plage et sur les photos de ski, elle donnait l’impression de ne pas apprécier les vacances, de trouver ordinaires le bleu de l’océan et le blanc de la neige.

Elle n’avait peut-être pas eu de véritable enfance parce que son père lui avait fait comprendre très tôt qu’elle était là pour le seconder et lui succéder un jour, et alors elle s’était conformée à ses exigences sans exprimer qu’elle avait d’autres goûts, d’autres préférences.

En feuilletant les albums, il avait remarqué qu’elle était devenue belle tardivement, à un âge qu’il situait entre vingt et vingt-cinq ans, et que les photos antérieures montraient seulement une certaine régularité des traits qui en soi n’avait rien de particulièrement attirant – et sa sœur Catherine, elle, était une enfant superbe qui en revanche s’était fanée et abîmée prématurément.

C’était la principale observation qu’il avait faite, et à présent, parce que ses pensées étaient ordonnées, il jugeait que Madame Havard avait fait preuve à son encontre d’une transparence assez étonnante.

Les objets des morts, par expérience il savait bien qu’ils représentaient pour les vivants une charge pesante, un fardeau. Lui-même, dans la maison de ses parents, avait passé des jours sans savoir sur quel pied danser, incapable de dire ce qu’il fallait faire du vieux service à café, du livre de cuisine, des crayons de bois utilisés par sa mère pour remplir les mots croisés.

Avec les photos anciennes, les portraits d’avant guerre, il avait eu un problème spécial car il n’avait pas à mettre de nom sur les visages. Des grands-oncles, des arrière grands-mères qu’il n’avait jamais connus – maintenant que plus personne n’était là pour lui dire de qui il s’agissait, est-ce qu’il devait considérer qu’il avait lui une quelconque obligation vis-à-vis d’eux, un délai de conservation à respecter ?

Il n’avait aucun mal à imaginer Madame Havard dans une maison aux trois-quarts vides, incapable de décision, entourée d’objets inertes écrasants de signification absurde.

Il jugeait qu’elle avait preuve de transparence parce qu’en lui remettant les clés de la propriété elle devait nécessairement se douter qu’il regarderait partout, y compris dans les albums qui dévoilaient une partie de son intimité.

Ou bien alors, dans ce qui avait dû être son trouble, elle avait peut-être oublié que les albums se trouvaient encore dans la villa – cela aussi c’était parfaitement plausible même si elle ne donnait pas l’impression d’être une femme pouvant se laisser dépasser par les événements.

Elle s’était mariée tard, vers trente ans, dans une robe qui était un modèle sobriété, sans autre coquetterie qu’une voilette dissimulant l’absence d’enthousiasme dans ses yeux. La robe n’avait pas spécialement besoin d’être habillée car la beauté de Madame Havard avait atteint à ce stade un épanouissement qui la dispensait de charrier des mètres carrés de tulle. Pour un mariage, on pouvait cependant juger que c’était une robe très simple, une épure courte et sans ampleur d’une très grande économie d’effet.

Il avait également vu les photos de son veuvage, sur lesquelles sa cliente ne semblait pas submergée par le chagrin. Elle portait des tailleurs gris clair qui tous pouvaient avoir été achetés par goût et non pour la circonstance. Sur les photos, d’une écriture qui devait être celle de sa mère, on pouvait lire par exemple au restaurant avec Camille un an après la disparition de Charles.

La vieille Madame Buisson avait généralement écrit les dates sous les photos, de telle sorte qu’il ne faisait aucun doute que Madame Havard s’était offert un rajeunissement de dix ans quelques mois seulement après le décès de son mari, qui avait eu lieu en 1999. Sur toutes les photos qui dataient d’après, elle souriait.

Elle le faisait penser à un jeu de cartes qu’il avait retrouvé un jour en fouillant dans un tiroir, un vieux jeu qui n’avait jamais servi et était comme neuf, préservé dans son étui de carton lustré. Au début, les cartes glissaient toutes seules et se battaient facilement, puis quelques parties avaient suffi pour qu’elle commencent à accrocher.

* * * * *

Presque tous les samedis après-midi Kranzler marchait en ville. Il avait besoin depuis toujours d’entendre le bruit de ses semelles sur le pavé et parcourait des kilomètres entiers sans s’en apercevoir.

Il arpentait les rues en se mentant à lui-même, comme si Nantes, la ville de tous ses apprentissages, avait encore en réserve pour lui un capital de curiosités – ce qui était hautement improbable.

Les vieilles rues qu’il avait découvertes à son arrivée, les immeubles de Kervégan, le parc de Procé, il trouvait à tout cela un arrière-goût prononcé de poésie éventée.

Nantes était devenue la ville d’une autre génération qu’il avait à peine vu arriver, une ville gommée qui sentait le cosmétique. Tous les dix mètres on trouvait à présent un magasin de prêt-à-porter, une parfumerie ou un coiffeur, car il importait d’être paré et élégant en toute circonstance.

Non seulement cela mais il fallait en plus être jeune, impérativement, sous peine d’être relégué au rang de citoyen de troisième ou quatrième zone. C’était la mode du moment, le chic absolu et effroyable.

Dans l’ensemble, Kranzler trouvait les jeunes dénués d’intelligence. Cela avait commencé avec les boys bands dans les années quatre-vingt-dix, et sans doute ensuite le gouffre cérébral n’avait fait que continuer à se creuser, s’effondrant sur lui-même et avalant toute matière. Les jeunes aujourd’hui étaient des créatures vertébrées ignorant par exemple que le crocodile n’est pas un mammifère – c’était le constat qu’il avait fait un jour en voyant une jeune chanteuse participer à un jeu télévisé.

Kranzler ignorait quel concept était en train de germer dans l’esprit des lanceurs de tendances. Dans quinze ans la ville aurait encore un autre visage – peut-être celui d’une ruine, d’un désert intellectuel jonché de papiers gras.

Quand il prenait le Passage Pommeraye, il descendait très vite les cinquante-six marches de bois, sans un regard pour les devantures qui étaient pratiquement toutes devenues d’une atroce vulgarité. Dans une des boutiques du bas on vendait désormais des amulettes et de l’encens, si bien que sur toute sa hauteur la galerie avait à présent une odeur écoeurante, vanille ou patchouli selon les jours.

Il avait trente-huit ans, c'est-à-dire déjà assez de mémoire pour se rappeler que les Gants Guibert, Hidalgo Farces et Attrapes et la librairie Beaufreton avaient disparu du célèbre passage.

C’étaient l’occupation de lieux, la succession des enseignes qui donnaient son âge à un homme et dataient sa présence dans une ville.

Kranzler aimait cette ville-là mais il lui prenait parfois des envies d’infidélité et alors il se mettait à rêver d’un espace géographique neuf – une ville inconnue où il arriverait un matin pour ne plus repartir.

Quand il marchait, il était invariablement ramené vers des lieux où il avait vécu, ou bien vers d’autres où habitaient ses amis à l’époque insouciante où il en avait beaucoup – celle de l’université, qui stupidement avait pris fin le jour de son départ à l’armée.

Certains jours cela ne lui faisait rien. D’autres, il trouvait lourd et ennuyeux de revoir les immeubles, les fenêtres éclairées derrière lesquelles vivaient désormais d’autres personnes.

Curieusement, l’été, cela lui était égal de se savoir seul, et il acceptait avec une certaine hilarité que beaucoup de ses amis aient fait des mariages. Les rares fois où il lui arrivait à présent de les rencontrer par hasard il ne manquait d’ailleurs pas de les trouver ennuyeux.

Des adultes, voilà ce qu’ils étaient devenus, des adultes qui presque toujours lui parlaient de choses inintéressantes – les copies à corriger, les vacances qu’ils attendaient avec impatience. C’était presque stupéfiant de voir les garçons transformés en hommes responsables et gras, pour ne rien dire des filles qui se trouvaient toujours plus ou moins entre deux grossesses.

L’été, il appréciait les après-midi en ville parce que les visages qu’on croisait en marchant n’étaient pas les mêmes que le reste de l’année. Vers la cathédrale, entre la Rue de Strasbourg et le Cours des Cinquante Otages, on apercevait souvent des touristes hollandais et allemands qui regardaient les immeubles avec une curiosité aimable.

Ils donnaient toujours l’impression d’être là un peu par hasard, sans raison sérieuse, comme si après avoir visité les châteaux de la Loire ils avaient poursuivi leur route en direction de l’embouchure du fleuve, poussés plus par le courant que par un intérêt et une nécessité véritables.

L’espace de quelques semaines, ils apportaient un sang neuf dans les artères de la cité, une simplicité d’attitude qui atténuait la rigidité ambiante – car c’était cela le plus pesant à Nantes, comme dans toutes les villes de province : l’importance que se donnaient les visages, les silhouettes qui jamais ne manquaient de vérifier qu’elles étaient convenablement mises.

Certains quartiers respiraient même tellement la suffisance que Kranzler refusait d’y mettre les pieds. Dans une large mesure, il évitait par exemple la Place Graslin, dominée par l’opéra qu’il trouvait endimanché, ridicule, et maintenant qu’il avait mûri il était pris d’un malaise indescriptible dès qu’il se rappelait avoir habité l’élégant boulevard Guist’hau.

Tout compte fait, chaque partie de la ville était maintenant devenue le décor géographique d’un moment donné de sa vie, d’un épisode précis. Les situations, les événements étaient toujours présents à son esprit parce qu’il avait depuis toujours une mémoire excellente, pour ne pas dire exceptionnelle.

Il ne cherchait pas à tout prix à se rappeler les choses, mais c’étaient elles qui se gravaient durablement dans son cerveau, d’où ensuite elles n’arrivaient pas à s’effacer.

Il se rappelait des quantités d’informations entièrement dénuées d’intérêt, comme le déroulement entier de sa première journée à l’école maternelle, la couleur exacte des bons points, ou encore le numéro de son fusil Famas durant son année de service militaire à Berlin.

La plupart du temps, lorsqu’il avait envie de boire un verre quelque part, ses pas le conduisaient d’instinct dans le quartier du Bouffay, où il en avait majorité des souvenirs neutres. Neutres, parce qu’il y avait habité un an alors qu’il était très jeune étudiant et cette année-là rien de décisif ou d’important ne lui était arrivé, et à présent la place du Bouffay était à peu près le seul endroit en ville où il trouvait concevable de rester assis une heure à une terrasse de café.

L’après-midi, avec un peu de chance, on pouvait voir un ou deux bouquinistes arriver et installer leur tréteaux. Curieusement, la municipalité semblait autoriser cette activité certains jours et non pas d’autres, sans qu’on sache exactement lesquels et pour quelles raisons, si bien que la place avait quelque chose d’un cœur irrégulier, tantôt animée, tantôt vide.

Ce qui ne changeait pas, c’était qu’on avait toujours le loisir d’admirer l’immeuble Neptune, un complexe de bureaux construit dans les années soixante-dix, fantomatique depuis qu’il se trouvait promis à la démolition, et presque tous les jours aussi, quel que soit le temps, on était également certain de voir les SDF ivres de bière chaude à un point ou un autre de la place.

Ils insultaient parfois les passants, de temps à autre on entendait une bouteille exploser sur le bitume, si bien que les mères de famille et leur précieuse progéniture avaient presque entièrement disparu du paysage de la place, ce qui n’était pas pour déplaire à Kranzler.

Par trente-huit degrés à l’ombre ce samedi la place était un désert bordé de parasols rouges. Aucune voiture ne roulait, et ce que l’on remarquait de façon très frappante après quelques instants c’était l’absence totale des bruits qu’on aurait dû entendre un jour comme celui-là dans des conditions normales : des bruits de circulation, de conversations aux terrasses des cafés.

Au lieu de cela, on n’entendait absolument rien, pas même une musique. Rien sauf bien sûr une sirène d’ambulance quelque part, puis une seconde qui semblait encore plus éloignée, et encore, sans voir le véhicule on ne pouvait en rien être sûr qu’il s’agissait d’une ambulance, mais ce devait être cela sans doute puisque le centre hospitalier se trouvait à seulement quelques centaines de mètres de la place.

Avec une chaleur aussi exténuante, on avait du mal à imaginer qu’il puisse s’agir d’une voiture de police ou de gendarmerie – instinctivement, on se disait que personne n’avait la force et l’énergie nécessaires pour commettre un meurtre ou attaquer une banque.

Partout les volets étaient fermés et on sentait dans l’air une fragrance lourde de bitume fondu.

Le bar du Bouffay, où Kranzler avait des habitudes plus ou moins régulières, occupait l’angle que formait la place avec la rue des Echevins. Il trouvait que la bière et le café y étaient bons, et que c’était un endroit qui n’avait pas de genre particulier, contrairement aux autres bars du quartier qui étaient tous devenus des bars à thèmes prétentieux et plus ou moins artificiels.

A l’inverse des établissements de la place du Commerce ce n’était pas un bar où les gens venaient pour être vus où flattés. Aucun point commun bien sûr avec le Molière, qui sentait l’amidon, et on ne pouvait pas non plus confondre avec le Flesselles, qui était l’antre des esprits éclairés Nantes.

Comme d’habitude, Kranzler s’était installé sur la banquette à gauche dans la première salle, en repoussant légèrement la table qui le gênait à cause de ses grandes jambes. Le bar était faiblement éclairé, par des petites lumières disposées un peu partout et qui luisaient plus qu’elles ne brillaient, et l’impression de pénombre venait aussi de la disposition de la salle, construite en profondeur avec d’épais murs de pierre apparente. De plus, à cette période de l’année, le soleil se trouvait bien trop haut pour pouvoir éclairer directement l’intérieur du café.

Il avait commandé une Weissbier car il trouvait les bières françaises plates et en même temps que sa consommation il avait demandé au serveur de lui compter un téléphone – il emportait rarement son portable sur lui et, comme cela arrivait environ deux ou trois fois par mois, la cabine publique qui faisait face à la station de tramway venait d’être saccagée.

Autant les actes de vandalisme pouvaient être considérés comme normaux à force de répétition, autant c’était presque surnaturel de constater qu’on continuait bravement à remplacer ce qui était détruit, comme en ignorant qu’il faudrait recommencer au même endroit quelques jours plus tard.

La précarité, les incivilités, c’étaient les euphémismes qu’on employait dans le discours politique pour dire qu’une partie de la population vivait en marge de la collectivité et de ses codes de conduite, et comme il s’agissait de mots vagues ne désignant rien ni personne en particulier on était presque tenté de croire que les dégradations se produisaient spontanément ou qu’elles étaient causées par une calamité sans remède.

Kranzler pensait de plus en plus que la démocratie était devenue molle et qu’à force de ne pas sanctionner les écarts elle était en train de creuser sa propre tombe – quelques centimètres de plus tous les jours. Et, dans un sens, maintenant cela lui était plus ou moins égal.

Il y avait des jours comme ça où lui venaient de très sombres pressentiments parce que, même sans parler d’actes de violence, il était de plus en plus ordinaire d’observer des gens qui avaient un comportement étrange ou singulier.

La dernière fois qu’il s’était fait cette remarque il se trouvait dans un wagon de chemin de fer à destination de Nevers, et dans son compartiment le contrôleur s’était trouvé dans l’obligation de verbaliser quatre voyageurs montés sans billet et qui tous avaient montré une mauvaise volonté évidente à reconnaître qu’ils s’étaient mis en faute en n’acquittant pas le prix de leur voyage.

Quelque chose d’encore plus remarquable était la façon dont beaucoup de jeunes s’exprimaient. Ils employaient un langage qui ressemblait à s’y méprendre à du français mais dont chaque mot était prononcé avec une sorte de stupéfiante agressivité rugueuse, et on se demandait souvent comment et où ils avaient appris à parler ainsi. C’était encore plus vrai pour les garçons, qui ponctuaient chaque phrase d’un crachat par terre, parfois à quelques centimètres seulement de vos chaussures et en vous regardant froidement dans les yeux.

En se dirigeant vers le comptoir il avait sorti de son portefeuille la carte de visite de Madame Havard, un bristol rigide avec impression des caractères en teinte coquille d’œuf. La carte indiquait que son domicile était situé avenue des Roses, une rue très discrète dont chacune des deux extrémités était presque impossible à trouver. Sur à peine quatre-vingts mètres, l’avenue devait au maximum compter une douzaine d’habitations, principalement des villas fin dix-neuvième dont certaines étaient de pures monstruosités.

C’était une rue à laquelle on ne pouvait trouver que beaucoup de charme, parce qu’elle avait une façon un peu irréelle de s’interrompre à la lisière du bois qui longeait la rivière – de fait on pouvait même croire que la forêt avançait sur elle – mais en même temps ce charme avait quelque chose de volatile, comme si en regardant mieux on finissait par trouver l’air lourd et irrespirable, chargé du sentiment puant d’aboutissement de ceux qui habitaient derrière ces murs.

En composant son numéro, il s’était demandé ce qu’il allait lui dire, parce qu’il la trouvait fausse et inabordable, et que rien ne lui déplaisait autant que cette distribution des rôles où il était l’exécutant payé très au dessus du tarif et elle la cliente qui le noyait qui le noyait d’informations confuses.

Cela lui était déjà arrivé d’abandonner des affaires au bout de quarante huit heures, souvent parce que le travail qu’on lui demandait ne stimulait pas sa curiosité, et alors il savait que si tel était le cas il ne pouvait pas avoir de réelle efficacité.

Parfois, d’ailleurs, il avait la prudence de prévenir les clients qui lui apportaient un cas : lorsqu’il ne sentait pas l’affaire il leur expliquait qu’il avait des limites et qu’ils avaient tout intérêt à s’adresser à une agence plus importante qui pouvait mettre plusieurs collaborateurs sur les recherches.

Il était devenu très sélectif depuis l’époque du service militaire, à cause du grand nombre d’ordres idiots qu’il avait dû exécuter, des ordres d’une telle imbécillité qu’il s’était juré de ne pas se laisser dicter n’importe quelles conditions une fois revenu dans le civil – une promesse qu’il s’efforçait de tenir le plus souvent possible.

Cela le démangeait d’informer Madame Havard qu’il se retirait des recherches, et à la seconde précédant le moment où elle avait décroché lui-même était persuadé de l’appeler dans ce but.

Puis, entendant sa voix, il s’était mis à repenser à la pie trouvée dans le congélateur, aux papiers déchirés, et son désir avait grandi de savoir comment tous ces éléments pouvaient sembler pour former un tout.

Alors, le plus simplement du monde, il s’était contenté de lui dire qu’il n’avait pas encaissé son chèque, qu’il le tenait à sa disposition et se proposait de le lui rendre. L’affaire dépassait ses compétences, sauf si éventuellement elle consentait à lui dévoiler de façon très précise ce qu’elle attendait réellement de lui.

Et, exactement comme il s’y attendait, elle avait répondu qu’elle lui devait en effet des explications et pouvait le recevoir sur le champ.


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