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Bernard Henri Levy ou la misère de la philosophie au service de Netanyahou

Publié le 02 juillet 2010 par Kiffegrave @kiffegrave

Loin de moi l’idée de figurer le philosophe par sa caricature : un homme enfermé dans sa tour d’ivoire, indifférent aux prosaïques tumultes terrestres. Mais comme cette image est belle et émouvante comparée à celle de Bernard Henri Lévy, assujettissant la pensée aux intérêts politiques de l’Etat d’Israël.

En juin 1967, sa nationalité française n’a pas empêché Lévy de demander à l’ambassade israélienne à Paris de l’inscrire comme volontaire dans les rangs d’une des plus agressives « armées de défense » de l’Histoire. Malheureusement pour lui, la « guerre des Six jours » n’a duré que six jours, et il n’a pas pu contribuer à la libération des « territoires occupés » du Grand-Israël, le Sinaï, le Golan et autre Judée-Samarie.

Depuis ce volontariat avorté, il est si habité par l’amour de l’armée israélienne que lors de l’opération « Plomb durci », il s’est « incorporé » dans une de ses unités pour « témoigner » de son œuvre humaniste depuis Gaza. Et, dans ce territoire assiégé, pilonné, rien ne l’a choqué sinon les mines antichars du Hamas (les soldats israéliens avaient, eux, « un dégoût profond de la guerre »). Quant à la « rumeur du blocus humanitaire », tout « embedded », qu’il fût, il a pu en « vérifier le caractère infondé ».

Pendant ce pèlerinage en Israël, pour deux personnalités palestiniennes de Ramallah (« la capitale des Palestiniens modérés », sic !), Levy a pu rencontrer le directeur du Shin Bet, le ministre israélien de la Défense et nombre d’officiers de haut rang. Il en a tiré un récit indécent, au titre faussement journalistique, « Carnets de guerre » (1).

Fin mai dernier, c’est un poème d’amour pour l’Etat hébreu qui a fait écho à cet hymne à la gloire des agresseurs israéliens. Intervenant dans un forum sur « la démocratie et ses nouveaux défis » à Tel Aviv, le « nouveau philosophe » n’a pas hésité à affirmer que lui qui a « couvert beaucoup de conflits », il n’a « jamais vu d’armée se posant autant de problèmes éthiques que l’armée israélienne ».

En Israël, on a toujours témoigné à Levy une infinie gratitude pour son soutien quais-inconditionnel à l’Etat hébreu, mais pas plus qu’en France, on ne l’y considère comme un immense penseur. Il suffit, pour le constater, de lire l’entretien qu’il a accordé à « Haaretz » le 27 mai 2010 ; toutes les questions qui lui ont été posées portaient sur la politique israélienne, la solution du « conflit arabo-israélien » et d’autres sujets peu abstraits. Aucune ne se rapportait à l’époustouflante révolution qu’avec la coterie des philosophes médiatiques, il aurait opéré dans le domaine de la pensée universelle.

Et bien que dans le « Haaretz », il se soit, encore une fois, comparé à Jean-Paul Sartre, un juste parmi les justes, Levy ne semblait pas triste d’être perçu moins comme un esprit libre que comme l’intellectuel organique de la gauche française pro-sioniste. Ce qui l’intéressait, c’était d’enchaîner les interviews et, bien entendu, de démontrer à ses interlocuteurs sa connaissance des affaires israéliennes, qu’il aborde toujours avec une familiarité digne d’un membre de Kadima, du Likoud ou du Parti travailliste.

Ainsi, lorsque le journaliste du « Haaretz » lui a rappelé qu’il avait qualifié Benyamin Netanyahou de « catastrophe », il a répondu que l’homme « avait mûri », avant de le comparer à Menahem Begin, « qui a évacué le Sinaï », et Ariel Sharon, « qui s’est retiré de Gaza », espérant de lui une aussi « belle surprise ».

Et comme pour prouver à son nouvel ami qu’il est le digne héritier de ces deux pères spirituels, quatre jours plus tard, le 31 mai, Netanyahou a ordonné aux forces spéciales israéliennes de prendre d’assaut des navires constituant une petite flotte acheminant des aides humanitaires à Gaza. « Philosophie » étant synonyme, depuis qu’il en a fait son métier, de défense du prestige d’Israël, le « plus célèbre penseur français » (« Haaretz ») n’a pas condamné l’agression, se contentant de la qualifier de « stupide », car « (ses) images sont plus dévastatrices pour ce pays qu’une défaite militaire ». Connaissant les capacités de l’armée israélienne bien qu’il n’eût jamais l’honneur de participer à ses exploits, il a estimé qu’« elle avait certainement d’autres moyens d’arraisonner les bateaux et d’empêcher une provocation ».

Ce n’est pas le bilan sanglant de cette ignominieuse piraterie qui a meurtri le cœur de Levy mais son caractère « stupide », car même dans les eaux internationales, Israël a le droit d’obliger les navires du monde entier à jeter l’ancre à Ashdod. Ce qui l’a révolté, ce n’est pas la mort d’une dizaine d’innocents, ce sont les dommages que ce raid occasionnerait à l’image du soldat israélien, au sens moral, comme chacun sait, « irréprochable ».

Cette incroyable insensibilité à la détresse de la population palestinienne est caractéristique de la pensée politique de Lévy, devenu à lui seul une « think tank » dédiée à la réflexion sur les intérêts de Etat hébreu. Lorsqu’avec les signataires de l’« Appel à la raison » (2), il reconnaît aux Palestiniens quelques menus droits, ce n’est pas que son instinct de justice se soit réveillé. C’est plutôt qu’Israël risque d’être « bientôt confronté à une alternative désastreuse : soit devenir un Etat où les juifs seraient minoritaires dans leur propre pays », soit « mettre en place un régime qui (le) transformerait en une arène de guerre civile ». De même, comme il l’a déclaré le 31 mai à Tel Aviv, il ne fonde par le droit des Palestiniens à une patrie sur le principe d’auto-détermination mais sur la nécessité pour les Israéliens de « se libérer » de l’encombrante Cisjordanie !

En 1847, Karl Marx a publié « La misère de la philosophie », une invitation aux penseurs de son temps à observer le monde sous un nouvel angle, celui de sa nécessaire transformation. Il ne répondait pas, dans cet ouvrage, à un défenseur des intérêts des classes dominantes ; il répondait à Pierre-Joseph Proudhon, un théoricien anarchiste aussi engagé que lui. Qu’aurait-il préconisé aux philosophies s’il avait pu entendre Levy célébrer la maturité de Netanyahou ? Il aurait probablement préféré qu’ils restent dans leur tour d’ivoire, indifférents à la politique, et que la philosophie demeure cette antique « science de la sagesse » plutôt que de devenir un nouvel art de l’absurde.

Par Yassin Temlali – « El Watan », Alger, 9 juin 2010

(1) « Carnets de guerre », le 18 janvier 2009.
(2) Le texte intitulé « Appel à la raison » (http://www.jcall.eu/) a été signé en mai 2010 par de nombreux juifs européens. Il invite Israël à accepter, pour sa propre survie en tant qu’entité juive, la « solution des deux Etats ». Comme le relève l’Union juive française pour la paix (UJPF), une organisation antisioniste, « il apparaît essentiellement comme un appel à sauver Israël d’une politique israélienne qui le conduit, selon les auteurs de l’appel, au naufrage ».


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