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Avant le dernier tunnel

Publié le 06 juillet 2010 par Sophielucide

C’est lui qui l’avait remarquée le premier. Rien ne semblait pouvoir distraire la jeune femme, installée sur une chaise métallique, plongée dans sa lecture : ni les enfants bruyants qui exigeaient des confiseries de leurs parents déconcertés, ni les touristes avides qui photographiaient, réflexe automatique, sans vraiment regarder, ni les habitués résumant le dernier épisode du feuilleton de la veille.Il s’était approché et du bout de sa canne avait relevé la couverture du livre. Dans un geste de défense, elle avait retiré ses écouteurs et froncé les sourcils.
« – Le tunnel ? Intéressant » commenta le vieil homme en s’asseyant sur la chaise voisine. Puis il s’était tu. Difficile à présent de prolonger la lecture ; elle se mit à observer le profil de l’inconnu. Il somnolait, à l’ombre, sous un chapeau de paille. Régulièrement, il sortait de la poche de son pantalon un immense mouchoir avec lequel il s’épongeait le visage, retirait son chapeau pour s’éventer un peu et refermait les yeux. Une chevelure argentée, fournie, un petit bouc aussi blanc, minutieusement taillé, d’épaisses lunettes en écaille et une chemise immaculée conféraient au vieillard une allure élégante.
La jeune femme avait fermé son livre, allumé une cigarette et s’était levée.
« – Vous me quittez déjà ? Je ne me suis même pas présenté. Je m’appelle François, et vous ?
- Clarisse
- Très bien. Alors, peut-être à demain, Clarisse.
- Euh…au revoir monsieur »
Dans la soirée, Clarisse se surprit à penser à sa rencontre de l’après-midi. Cette façon cavalière de se servir de sa canne, presque comme une arme, la pause qui avait suivi, noté cinq sur cinq sur son échelle qualitative du silence, enfin, la courtoisie toute simple entre deux êtres humains qui s’apprêtent à faire connaissance. Elle chassait pourtant cette idée ridicule d’honorer un rendez-vous avec un inconnu, si mystérieux soit-il.

Lorsqu’elle se rendit au parc, le lendemain, il l’accueillit en lui tendant la main et l’invita à prendre place à ses côtés.
« – Heureux que vous soyez venue, finalement. Je finissais par ne plus trouver d’excuse valable pour dissuader les importuns de s’emparer de cette chaise. » . François souriait. Clarisse confiera bien plus tard que ce premier regard échangé avait scellé entre eux un pacte sacré : il ne saurait rien de sa vie, elle n’en apprendrait pas plus sur lui.

Pendant toute une semaine, ils se retrouvèrent ,pour parler musique, peinture et littérature. Il racontait aussi Paris à cette provinciale arrivée par hasard, sans que ses propos ne s’altèrent d’une quelconque nostalgie qu’il laissait, c’étaient ses mots, aux « imbéciles ».
« – Vous comprenez, Clarisse, ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que l’ Histoire ne s’arrête pas. Elle est en mouvement, toujours… »
Le premier jour de la semaine suivante, François ne vint pas. Clarisse en fut profondément affectée, envisageant différents scénarios, se maudissant de ne pas lui avoir demandé son adresse ou, au moins un téléphone où le joindre. Elle attendit en vain.
Mais le lendemain, il était là, à la même place, aussi immuable que l’arbre qui lui offrait son ombre. Elle remarqua cependant sa difficulté à se lever, le sourire trop large qui masquait mal une grimace de douleur. Face à son inquiétude, il avait révélé la vérité sans fausse pudeur. Abrupte et tranchante : il allait mourir, ce n’était qu’une question de jour. Il ne laissa pas à son interlocutrice le temps de s’apitoyer. Il lui proposa une « expérience » qu’il avait imaginée avec son éditeur et qu’il ne voulait partager qu’avec elle.
Il s’agissait d’assister à l’arrivée de la mort. Rien que ça. Elle n’aurait pas à subir les inconvénients de la dégénérescence ou de la souffrance. Il lui suffirait de recueillir ses dernières pensées, ses sentiments, tels qu’ils se présenteraient. Il avait tout prévu, était bien entouré. Tandis qu’il lui confiait sa dernière volonté, Clarisse pleurait doucement, partagée entre la colère contre cet attachement soudain pour ce vieillard indigne et la simple tristesse de perdre aussi vite un ami. Mais elle n’hésita pas, accepta immédiatement.
« – Non, non ! Vous n’avez pas compris. Réfléchissez, vous me donnerez votre réponse demain. Je ne cherche pas une main tendue pour mon passage, mais une oreille attentive. Votre qualité d’écoute est grande. Vous serez en quelque sorte, ma secrétaire éphémère et ce travail sera rétribué.
- Il n’en est pas question, s’était-elle indignée
- Dans ce cas, tant pis ! Au revoir Clarisse
- Attendez ! C’est d’accord, je vais réfléchir. A demain ?
- C’est ça, Clarisse, à demain. »
Arrivée en avance, elle avait couru à sa rencontre, son petit sac de voyage à la main. Marchant bras-dessus, bras-dessous, il l’avait félicité d’avoir emporté ses affaires et lui avait demandé si elle ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’ils se rendent immédiatement chez lui, il se sentait fatigué aujourd’hui. Il habitait à deux pas, au deuxième étage d’ un immeuble haussmannien. Son secrétaire-majordome, apparemment au courant de la situation, semblait voir d’un mauvais œil l’arrivée d’une étrangère dans leur vie parfaitement ordonnée. Il se montra distant, presque condescendant vis-à-vis de Clarisse.
Les premiers jours se déroulèrent tranquillement. Ils partageaient leur repas livré par le restaurant où il avait ses habitudes. François tenait à revoir les films de Fellini que Clarisse ne connaissait pas. Il n’écoutait plus que Schubert, écrivait et lisait autant que ses forces le lui permettaient. Leur silence studieux allait jusqu’à faire douter la jeune femme : elle se disait qu’au fond, le vieil homme se satisfaisait de sa seule présence et qu’il n’était pas plus malade qu’elle. Elle repoussait cette idée morbide et il l’y aidait bien : ne se plaignait jamais, se montrait un compagnon agréable et son intelligence, pointée d’humour la fascinait toujours.
Clarisse fut réveillée dans la nuit du vendredi au samedi par le secrétaire-majordome vêtu d’un pyjama rayé. « Il vous demande ». Elle enfila un jean et un pull et se rendit au chevet de François. « Ça va aller, Clarisse, ne vous inquiétez pas ». Une seringue, posée sur une soucoupe sur la table de nuit, annonçait l’indicible.
« – Que dois-je faire ?
- Vous avez de quoi noter ? Là, sur le bureau..
- A quoi pensez-vous ?
- Vous allez rire
- Arrêtez vos conneries, euh, pardon
- Je pense à mes arbres
- Quoi ?
- Les arbres de mon enfance, que j’enlaçais de mes deux bras. Ils grandissaient avec moi, je n’ai jamais réussi à en faire le tour.
- Vous pleurez
- Mais non ! Ecrivez !
- J’écris, je vous écoute
- Je pense à vous…
- Encore des inepties
- Vous allez vous taire à la fin ! Je pense à vous, vous dis-je. Je vous ai menti. Je suis un vieil homme qui meurt et qui jusqu’à la fin a aimé. Je vous aime. Inutile de protester, il est trop tard. L’amour ne nous quitte pas, jamais. Même quand on est trop vieux, même quand on va mourir.. attendez..
- J’attends
- Je vois ma mère. Qu’elle patiente encore un peu. Donnez-moi votre main. La vie a été belle, puisque vous êtes là. C’est drôle… je pense à tout, d’un coup, comme un ensemble. La vie comme un bloc de granit. Il n’y a pas à trier. Le bon ou le mauvais. C’est un tout. A prendre ou à laisser. Je voudrais la prendre, une dernière fois. Vous apprendre, vous…
- François !
- Chut, ce n’est rien. Non, ne bougez pas, restez là, laissez moi sentir encore. Laissez-moi respirer encore un peu de cet amour. J’ai de la chance. Jusqu’à mon dernier jour
- François !
- Je ne vous quitte pas. Approchez encore un peu. Vous avez peur ? Je vous dégoûte ?
- Mais non !
- Votre voix tremble, votre main aussi. Vous êtes si jolie.. »
Clarisse ne nota rien. Elle laissa sa main posée sur les yeux qu’elle venait de fermer. Elle ne pleura pas. Elle prépara ses affaires et quitta à l’aube l’appartement endeuillé. Au moment de partir, le secrétaire-majordome glissa une enveloppe dans la poche de son imperméable.
Elle réalisa brutalement, alors qu’elle dévalait l’escalier, qu’elle ne connaissait pas l’âge de François.


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