Magazine Journal intime

Parce que ce matin...

Publié le 17 juillet 2010 par Araucaria
Costume traditionnel   Loïc DESPRES , Viêtnam - Photo l'Internaute -
Juste un petit hommage à ce grand monsieur talentueux qui écrivait de si belles pages :
Elle apportait du thé
Du thé noir avec des feuilles amères.
Il buvait de la chicorée au lait
Une chose horrible, disait-elle
Il était sergent de l'armée de terre
Elle habitait Saïgon près du fleuve
Il apportait des pâtisseries françaises
Elle revenait avec des gâteaux vietnamiens
On la tutoyait
Il la vouvoyait.
Elle s'habillait parfois à l'européenne mais il préférait son corsage à fleurs avec les boutons tressés et le col officier. Elle l'appréciait avec son calot. Quand il l'enlevait, il se lisait machinalement les cheveux en arrière comme Valentino. Il était moins beau que Valentino, mais c'était autre chose. Il se demandait si elle avait des aventures depuis la mort de son mari. Elle ne savait pas s'il fréquentait Chollon le "Grand Monde" comme tous les soldats, pour jouer ou voir les filles chinoises. Les plus belles pagodes étaient à Cholon, mais il ne devait pas les connaître.
Souvent il restait tard le soir pour écrire. Une fois, elle avait osé demander s'il écrivait à sa famille. C'était bête comme question, elle s'en était excusée. Elle n'avait rien dit sur cette femme qu'elle avait aperçue dans son portefeuille ouvert qu'il avait oublié un instant sur le bureau. C'était le hasard, elle ne voulait pas. C'était une photo noir et blanc de studio, un portrait où elle souriait avec de grands yeux pâles et une chevelure opulente. Brune, du moins lui semblait-il, ou châtain peut-être. Oui, plutôt châtain.
Parfois, le matin, ils se rencontraient dans les allées de Palmes. Il saluait les officiers qui lui répondaient en la regardant elle. Il n'aimait pas ces regards là. Non pas qu'elle lui appartenait mais il connaissait ces regards. C'est tout. Elle souriait de le voir se fermer. Elle trouvait qu'il était plus élégant qu'eux de toute façon. Elle glissait vers le baraquement en froissant à peine, au sol, les feuilles aux nervures de verre. Elle laissait une aura parfumée et quand il s'effaçait pour la laisser entrer, il regardait un instant ses cheveux, sa nuque, ses épaules, son dos droit qu'il devinait ferme sous le tissu. Elle sentait ce regard sur elle mais l'ignorait avec délice. Souvent elle prolongeait l'instant en esquissant un geste inutile ou en fouillant dans la poche de son imper pour qu'il prenne son temps, le temps de la dévorer.
Après qu'il eut maintes fois frôlé son épaule pour lire les messages déchiffrés jusqu'à sentir quelques cheveux d'elle échappés de sa tresse et qui électrisaient ses joues, il avait fini par mettre une fleur sous la housse de la machine entre les touches avant qu'elle n'arrive. Elle n'avait rien dit. Il avait recommencé tous les matins. Le remercier aurait été d'une impudeur mortelle. (...) Un matin elle trouva une fleur d'hibiscus rouge avec un message qui enlaçait la tige.

Ma chicorée est certainement horrible
Mais votre thé est insipide
Apprenez-moi à l'aimer
Ce qu'elle fit...
Bernard Giraudeau - INDOCHINE - Les hommes à terre - Points n° P2111

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