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La grande peur dans la montagne (nouvelle)

Publié le 20 juillet 2010 par Alainlecomte

Il colla son nez au carreau ouvert contre le chevet de son lit, et respira un grand coup. La nuit était fraîche, une faible clarté annonçait un jour imminent et il sentit que dans l’étable d’à côté, on était déjà levé pour le soin des vaches, qu’elles allaient bientôt sortir et qu’on allait entendre leurs sonnailles parfois claires, parfois graves, surgir de la masure avant de s’échelonner, très lentement, les animaux formant une longue ligne paresseuse, vers les espaces encore riches d’une nourriture verte et grasse. Il se revoyait dans la paroi rocheuse où la veille, il avait cru laisser sa peau. Il revoyait le trajet, la montée vers un premier col, puis le froid qui s’était abattu, la bise qui avait ralenti son pas. Il savait qu’il devait encore marcher, franchir un deuxième col, plus bas que le précédent, mais qui allait lui ouvrir le chemin vers la paroi, celle dont il avait peur, qu’il avait une fois tenté de gravir, avant de renoncer, de faire machine arrière, retour vers des chemins plus peuplés.

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(aquarelle - Grandes Jorasses)

C’était toujours pareil : passé le premier col, le même vent âpre vous prenait. Le sentier qu’il fallait suivre de l’autre côté du col était à flanc, montait et redescendait, franchissait des éboulis, des coins de pierraille où il s’effaçait carrément. Il fallait alors avec précaution se tenir aux roches et avancer les chaussures à tâtons vers le vide jusqu’à ce qu’elles touchent une pierre bien ancrée, alors en se tenant toujours des mains au flanc de la montagne, on pouvait passer, sans trop regarder l’abîme, puis reprendre un peu plus loin le sentier tout tracé. Un passage conduisait sur une arête que l’on franchissait presque à califourchon, en prenant garde à l’équilibre de sa charge : un brusque basculement du sac aurait pu vous emporter d’un côté ou de l’autre. Le cœur palpitant il avait atteint la fameuse paroi. Son cœur battait d’autant plus qu’il se disait en lui-même qu’il faisait quelque chose qui était à ses yeux exceptionnel. Il était seul. La paroi n’était pas très haute et il pouvait en théorie la gravir sans difficulté. Même pas besoin d’une corde. Il suffisait de poser les semelles de ses souliers avec assurance sur les anfractuosités du granit, puis de s’élever en se tirant un peu sur les bras. Dix mètres à faire, dix mètres seulement, et c’était la libération : retrouver une prairie verte qui le mènerait en pente douce jusqu’au sommet de la falaise d’où il pourrait contempler le paysage : les champs, les près, son chalet au loin qui laisserait s’échapper un mince filet de fumée résiduelle. Mais il avait peur. Il se revoyait au cours de cette nuit avoir peur et il avait encore peur et il se demandait pourquoi. Dans la paroi, arrivé à mi-parcours, il avait regardé vers le bas et vu ce qu’il avait déjà fait : sa vue dépassait le simple replat d’où il était parti, pour atteindre plus bas, le col qu’il avait laissé derrière lui.  Cela lui paraissait un immense chemin, puis il avait regardé vers le haut et vu qu’il ne lui restait plus beaucoup à faire, mais c’était pourtant un sacré morceau. Ne s’était-il pas surestimé ? saurait-il aller au bout sans encombre ? le froid n‘était-il pas plus vif qu’il ne l’avait craint ? Ne glisserait-il pas sur ce dernier mètre, là où la pierre était humide, à la limite d’être gelée, mais non elle ne l’était pas, c’était un reflet sur du quartz qui pouvait y faire penser. Il n’y avait rien à craindre mais il avait peur. Il avait eu peur. Cela s’était bien passé. Il était rentré au chalet mais voilà que durant la nuit, ses frayeurs se réveillaient. Il cherchait en lui ce qui pouvait motiver cette appréhension qu’il ressentait toujours devant les parois, l’angoisse qu’elles lui procuraient, muettes et solennelles, lui qui, ailleurs, ne souffrait pas d’angoisse particulière. Il comprenait dans son rêve éveillé que cette ascension était le modèle de sa vie, peut-être de toute vie.

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(aquarelle - val Ferret)

Il vit en un éclair que la montagne en était la métaphore constante. Combien de fois ne s’était-il pas retourné sur son passé comme il l’avait fait dans la paroi vers son chemin d’approche, et combien de fois n’avait-il pas regardé vers le haut avec cette appréhension dont il avait fait preuve dans son escalade ? Il comprenait tout à coup le secret de ces accidents de montagne où, sans raison apparente, un alpiniste avait lâché prise. Lâcher prise interdit. Il avait souvent eu l’impression de franchir des cols mais alors qu’à l’approche, toujours une euphorie s’était emparée de lui à l’idée qu’il allait mettre un frein à l’effort, une fois le col atteint, la déception le prenait du peu de joie qu’il avait ressentie et qui, de toutes façons, dans le moment présent, s’estompait face à l’effort à faire lors de la descente. Le retour dans la vallée avait toujours été synonyme de joie, de fête, arrosé de vin blanc, nourri de rouges abricots, jusqu’au moment où l’on se disait qu’on ne pouvait pas rester ainsi à ne rien faire et qu’il allait encore falloir tenter de gravir une pente. Le vent du matin entrant dans ses poumons relâchait son angoisse. Il descendit allumer les feux du chalet, faire le café, mettre la radio suisse romande. Un brouillard dense s’était abattu sur le chalet, comme un linceul opaque qui l’empêchait d’ouïr au loin les jaunes sonnailles des troupeaux égaillés.

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