Magazine Journal intime

Concert à la montagne

Publié le 24 juillet 2010 par Alainlecomte

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Imaginer une symphonie de Mahler emplir une vallée, monter jusqu’aux cimes et redescendre en fines trilles le long des cascades, les violons s’étalant dans la douceur des bois, et… les bois justement faisant grimper leurs notes jusqu’au sommet des branches, tel devait être le rêve de ceux qui ont conçu, à l’origine, le Festival de musique de Verbier, et surtout de Barbara Hendricks, la vraie « mère » de ce festival, depuis relayée par son « ex », Martin Engstroem. Un rêve : la musique en plein air. Seulement voilà, en montagne, surtout l’été, et le soir : il pleut ! Hors de question donc d’aligner des auditeurs sur des gradins ouverts. Il fallait un abri.

Je me souviens des premières éditions, il y a une quinzaine d’années. Cet abri était une grande tente blanche. En sortant à l’entracte, on voyait le Grand Combin, presque aussi majestueux que le Mont Blanc, scintiller sous les dernières lueurs du jour. Nous y venions avec les enfants, en particulier l’après-midi car on pouvait toujours s’immiscer par les fentes de la toile dans une séance de répétition, et vous en conviendrez, les répétitions d’un concert sont souvent mille fois plus passionnantes que le concert lui-même… Nous y vîmes le pianiste Evgueni Kissin à ses débuts. Il ne voyageait qu’avec sa maman et, sorti de son piano, il ressemblait à un grand albatros benêt titubant au milieu des bourgeois et bourgeoises accourus de Genève et de Lausanne pour voir le jeune prodige. Des pianistes connus, comme Michel Béroff, disaient en privé le choc de cette révélation. On pouvait aussi y côtoyer Isaac Stern, un verre de blanc à la main, et même, un jour de 2002, j’annulai un exposé que je devais faire dans un colloque en Italie pour avoir la chance d’écouter Kiri Te Kanawa soi-même. Bref, il y eut de grands moments de ce festival. Je ne vous parle pas bien sûr d’Isabelle Huppert s’emmêlant dans son texte en lisant le récit de « Pierre et le Loup », au point que Y. qui alors ne devait avoir qu’une douzaine d’années se retourna courroucé vers sa mère en disant « mais, maman, ce n’est pas la vraie histoire ! », ni, de la surprise, au moment de reprendre la voiture,   de découvrir dans le faisceau des phares un Sami Frey essouflé qui remontait une pente herbeuse après s’être soulagé la vessie. Avant le concert, et pour faire plaisir à la grand-mère, on allait dans des bistrots chics où des serveurs en queue de pie nous servaient des Campari orange bien frais. C’était « la classe », quoi…

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laideur des stations chics

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Nous y sommes retournés cette semaine, C. et moi. Le festival inaugurait sa nouvelle salle en (semi)-dur, un peu en dehors de la station et nous avions pris des places pour le premier concert de la saison, avec la pianiste Yuja Wang et Charles Dutoit dirigeant l’orchestre du Verbier festival (uniquement des jeunes, appartenant à 22 nationalités différentes). Hélas, la station chic du Valais s’était trouvée entre temps défigurée par un urbanisme anarchique qui étale ses chalets modernes et fonctionnels à perte de vue, et les bistrots distingués s’étaient mués en brasseries pour jeunes friqués prêts à se remplir le ventre d’une mauvaise bière. Du fric, du fric, toujours plus de fric, c’était sans doute déjà le cas auparavant mais il avait alors le bon goût… d’avoir du goût. Le capitalisme encourage jour après jour la laideur. La publicité s’étale en panneaux accrocheurs jusque sur les toits du village et apparaissent encore les traces de l’heure de gloire de la station… ce jour de juillet 2009 où le Tour de France y fit étape (bravo Contador).

Le festival en lui-même ? Reconnaissons que les organisateurs font ce qu’ils peuvent. Pour continuer à inviter des artistes aussi prestigieux, ils doivent évidemment pactiser avec « les annonceurs ». Et c’est très ennuyeux, en même temps que la rançon de la conception « libérale » de la culture, de devoir subir, avant un concert, un discours lu par le directeur à la gloire de ses « sponsors ». En l’occurrence, une banque suisse, une marque de montres rendue célèbre par Jacques Séguéla et un café en capsules immortalisé par George Clooney….

Entre un Enesco (« rhapsodie roumaine ») plein d’esprit folklorique et une symphonie de Mahler (la numéro 1, dite « Titan ») un peu ennuyeuse car à mon goût trop redondante, un moment lumineux peut advenir : celui où la jeune pianiste chinoise entre en scène (mais elle aussi, hélas, présentée comme « ambassadrice » de la marque de montre évoquée plus haut) et interprète avec une fougue et une passion prodigieuses le concerto n°2 de Béla Bartok. Seulement voilà… bis repetita : en montagne, il pleut, et non seulement il pleut : il y a des orages. Les grondements du ciel rendent alors les cymbales pitoyables et le tintement de la pluie sur un toit sonore comme du plastique rend inaudibles à la fois les violons du bal et les trilles pianistiques de la valseuse… Premier arrêt du concert… Avec courage, le chef, la pianiste et les musiciens reprennent… jusqu’à des coups de tonnerre plus grands encore. Interruption. Scène plongée dans le noir. On attend. Martha Arguerich vient en salle faire un petit tour pour saluer quelques habitués. Enfin, le courant revient et l’orage s’éloigne. Le concerto est repris depuis le début et la jeune virtuose donne à cette page de Bartok toute son énergie.

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Si la symphonie mahlérienne nous fait un peu dormir, ce n’est pas seulement à cause de ses redondances, c’est aussi parce que nous avons, en première partie de journée, fait notre montée annuelle à la cabane de l’A neuve, refuge situé à 2730 mètres sur un éperon rocheux juste en contrebas du Tour Noir. Mille cent mètres de dénivelé avec à l’arrivée une méchante montée verticale dans la roche, que l’on fait en se tirant par les bras à des chaînes vissées dans le granit. C. allait à toute allure, moi je traînais la patte, j’avais eu faim toute la montée, et ce n’est pas quelques maigres biscuits qui avaient comblé mon appétit. Heureusement, là-haut, il y a la Martine, qui tient la cabane et vend ses tartes, son thé à la cannelle, ses soupes et ses croûtes au fromage. On l’aime bien, Martine, même si elle nous oublie d’une année sur l’autre. « D’où que vous venez ?» qu’elle dit. Comme si elle le savait pas. J’ai mis trois heures à monter là-haut. C. m’a vertement fait remarqué qu’il y a quelques années, je mettais une heure cinquante (soupir). Et à la descente, je vous l’avoue, j’ai traîné, prenant prétexte de quelques petites fleurs à admirer. Enfin bref, on l’a fait. Alors c’est vous dire… Mahler à 22 heures et après une telle ascension, c’est plus de notre âge.

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