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(1) Le Caire tentaculaire

Publié le 09 septembre 2010 par Luisagallerini

Mercredi 18 février 1863, 8h du soir

(1) Le Caire tentaculaire

Aujourd'hui, nous nous sommes rendus dans le centre du Caire à la recherche d'informations sur les momies revendues à de riches collectionneurs européens le mois dernier. Malik, le nouveau drogman de Louis, un petit homme vif et fluet, nous a menés dans les artères palpitantes de la cité surpeuplée. Le soleil était haut pour une journée de fin d'hiver, et pourtant, aucun rayon ne pénétrait dans les ruelles entortillées. Inondées par une pénombre épaisse de poussière, elles abritaient âniers et chameaux, fellahs et meutes de chiens affamés. Nous croisâmes des charrettes brinquebalantes et des familles entières d'estropiés, culs-de-jatte glissant au sol à une vitesse étonnante, manchots jonglant avec leur bouche et unijambistes aussi lestes que de jeunes chiots. Des aveugles et de pauvres hères défigurés par les épidémies de peste et de typhus tendaient la main et nous attrapaient les manches.

(1) Le Caire tentaculaire


Pris dans le flot ininterrompu d'hommes et de femmes courant, marchant, trépignant en tous sens, nous nous frayâmes un chemin jusqu'à une petite place jonchée de caissons écrasés et marbrée de pelures de fruits et légumes, où nous nous reposâmes à l'abri de l'agitation et du vacarme. Une foule cosmopolite se pressait devant l'entrée des bains turcs, à la façade lézardée et aux vitres ternies, qui, semblait-il, possédaient une certaine renommée. Surpris de compter des européens parmi les habitués, nous nous approchâmes de l'écriteau qui, cloué sur la porte, indiquait les tarifs. Les bains étant mixtes, le bâtiment était scindé en deux immeubles, l'un réservé aux femmes et l'autre aux hommes, séparés par une jolie cour intérieure pavée de mosaïques bleues et ocres, fleurie et plantée de bambous. Après des semaines de vaines recherches, les quelques sarcophages que nous avions exhumés ayant été pillés ou saccagés, vous vîmes dans l'heureux hasard qui nous avait menés jusqu'à ce lieu de détente, un signe divin. Nous nous donnâmes rendez-vous trois heures plus tard à l'entrée des bains.

À peine avais-je franchi le portail que Madame Delord, la femme d'un diplomate français qui fréquentait régulièrement l'établissement, devinant mon désarroi à ma démarche hésitante, m'accosta pour s'offrir comme guide. J'acceptai avec joie et la suivis docilement à travers la cour aux losanges luisants d'un mélange d'eau savonneuse et d'huile parfumée. Je larmoyai sous la lumière éblouissante du soleil qui inondait les murs et le sol. Au fond de la cour, une pancarte portait l'avertissement " Interdit aux hommes ", accompagné de la silhouette d'un homme barrée d'une croix rouge. Lorsque Madame Delord poussa la porte à battants, une bouffée de vapeur odorante nous assaillit. Je toussai, surprise. Deux jeunes femmes surgirent aussitôt, tenant des tuniques en coton.

En quelques gestes, l'une d'elle me déshabilla. Confuse, je restai immobile. Lorsqu'enfin, une tunique eut recouvert mon corps, je levai les yeux sur Madame Delord. Elle souriait, entièrement nue, tendant les bras pour enfiler la sienne. Quand elle surprit mon regard, elle me fit un signe de la main et me dit que l'on se retrouverait dans la salle de repos. La jeune femme qui avait ôté mes vêtements rangea mes effets dans un casier de bois puis, une serviette sur un bras, un panier contenant divers produits sur l'autre, elle m'invita à la suivre dans un long couloir qui descendait par paliers successifs pour déboucher dans une petite salle ronde éclairée par une unique lucarne, aux murs carrelés de mosaïque verte et orange et au sol en terre battue.

Elle posa la serviette sur un banc avant de m'indiquer une dalle surélevée dans un angle. La chaleur était étouffante, la lumière diffuse entrelaçait les formes et les ombres. Elle retira ma tunique et me pria de m'étendre sur le ventre. La dalle était fraîche et rugueuse. Elle plongea les mains dans un pot en terre cuite. Nous n'avions pas échangé une parole, je ne savais pas si elle parlait ou comprenait le français. Quand ses doigts m'effleurèrent, un doux parfum se répandit dans l'air et je fermai les yeux.

Un journal de bord qui commence aussi paisiblement ne peut que refléter le calme avant la tempête...

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