Magazine Nouvelles

22 septembre 1962/Mort de Jean-René Huguenin

Publié le 22 septembre 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


BLOC-NOTES DE FRANÇOIS MAURIAC

Lundi 24 septembre 1962

  Mort de Jean-René Huguenin*. Le téléphone appelle… Ce doit être un de mes enfants, peut-être des nouvelles du film. Non, c’est la mort d’un ami, l’un des plus jeunes et chargé de tous les dons.
  Jean-René Huguenin finit comme Albert Camus, mais Camus avait eu le temps de nous dire pourquoi il était venu. De Jean-René il nous reste un seul livre, cette Côte sauvage où il ne savait pas quelle barque l’attendait. Ce jeune homme ne reniait pas ceux qui étaient venus avant lui. Je le sentais très proche d’eux : il ressemblait aux amis de ma jeunesse, à ceux qui sont partis avant l’heure. Il était marqué du même signe, il les a rejoints. Je ne le sépare pas d’eux dans mon cœur, dans ma prière.

François Mauriac, Bloc-notes, tome III, 1961-1964, Ėditions du Seuil, Collection Points, 1993.

* NOTE d’AP : Jean-René Huguenin a trouvé la mort au volant de sa voiture (entre Paris et Chartres) le samedi 22 septembre 1962. Mauriac n'a été prévenu qu'au lendemain du week-end. Il avait souhaité faire entrer ce jeune romancier de 26 ans dans l’équipe du Figaro littéraire, nouvelle formule.

Ouesssant_toile_de_daniel_laviec
Daniel Laviec, Ouessant, 2004
Huile sur toile (acrylique sur panneau medium),
60 x 60 cm,
Source


JEAN-RENÉ HUGUENIN, LA CÔTE SAUVAGE (EXTRAIT)

  « À Ouessant, ils déjeunèrent à l’hôtel de la Duchesse Anne. Le ciel était couvert. Ils prirent un cognac au bar. Les jumeaux, excités par le voyage et la désolation des lieux, jonglaient avec les mandarines du dessert.
  ― Qu’est-ce que ça signifie, déjà, le nom du bateau ?
  ― Enez Heussa ? L’île de l’épouvante.
  ― Quelle belle île, Anne, pour un voyage de noces ! dit Nicolas.
  Il se détourna un instant pour régler l’addition. François releva le col de son imperméable, avec un mouvement canaille des épaules. « Alors, prêts pour l’assaut ? »
  Ils partirent ensemble pour le phare du Creach, marchant de front sur la route, mais lorsqu’ils eurent visité le phare ils s’égaillèrent dans les rochers, des groupes se formèrent, Olivier se retrouva seul. Une petite bruine invisible tombait, estompant les contours des rochers, noyant toutes les couleurs - même l’herbe semblait grise. Il avança sur une pointe que les vagues, brisées par des récifs, ne battaient plus que de leur écume. Du rocher où il s’appuyait, il les vit passer au loin, brouillés dans la brume d’Ouessant, Nicolas, François et sa femme, puis les jumeaux et Ariane, enfin Pierre et Anne, chaque groupe à une trentaine de mètres derrière l’autre, défilant d’une démarche lente, étouffée ainsi que des souvenirs. Ils étaient trop loin, à présent, pour qu’il pût les rejoindre avant qu’ils ne disparussent de l’autre côté de la pointe; s’il criait, le vent emporterait son cri ; et les gestes qu’il aurait pu faire pour les appeler, personne ne tournerait la tête pour les voir.
  Ils disparurent.
  Au loin, par deux fois, la bouée du Creach hurla. Rien ne bougeait sur la lande, que les formes floues de quelques moutons. Olivier resta plusieurs minutes immobile, face au vent, les mains enfoncées dans les poches de son suroît jaune. La tête un peu rejetée en arrière, seul au-dessus des arènes de la mer, il regardait charger les vagues.
  De nouveau il entendit la bouée ― deux coups prolongés qui ne ressemblaient pas à une plainte, mais au hurlement inexpressif d’un sourd-muet ou d’un idiot. Les autres aussi, sur d’autres rochers, l’entendaient. Nicolas tournait vers la bouée son mufle endolori, criant « voilà, j’arrive », Ariane et les jumeaux riaient tandis qu’un peu plus loin François, sa moustache rousse au vent, deux flammes rousses furetant dans ses yeux de rat, entourait l’épaule de sa femme comme pour la protéger du bruit.
  À quoi bon les rejoindre ? Qui l’attendait ? Il était seul. Simplement, la présence des autres, leurs questions et leurs cris lui dissimulaient parfois sa solitude, formaient entre elle et lui comme un écran dont il éprouvait à cet instant la transparence et l’irréalité. Une force douloureuse le traversa, il pivota lentement sur lui-même ― les rochers déchiquetés, noirâtres, le phare lointain, la lande noyée, les moutons, les rochers ― et il lui sembla faire d’un seul regard le tour de toute la terre. « Personne n’existe », murmura-t-il.
  Un chien noir, le museau rasant le sol, suivait une odeur dans la lande ; il disparut quelques secondes derrière un rocher isolé, pareil à un moine en prière. Lorsque Olivier se retourna, une traînée de soleil traversa les nuages et répandit sur les flots une lumière blême. Il eut faim, sans savoir de quoi, il lui sembla grandir, devenir lumineux lui-même, le vent coulait dans ses veines et il sentait battre son cœur… Mourir était impossible. Il ne souhaitait rien, il n’avait rien à perdre, il était libre.
  Le soleil s’éteignit. »

Jean-René Huguenin, La Côte sauvage [1960], Ėditions du Seuil, Collection Points, 1995, pp. 55-56.


Retour au répertoire de septembre 2010
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossiers Paperblog

Magazines