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Un dimanche de brocante.

Publié le 19 octobre 2010 par Sophielucide

Un vent soutenu balayait les allées encombrées en soulevant les premières feuilles mortes qui venaient décorer les stands improvisés à même le sol. La plupart des emplacements étaient tenus par de jeunes couples quadragénaires qui bazardaient une fois par an les jouets obsolètes de leur progéniture ainsi que les objets de décoration inutiles reçus en cadeau ou achetés lors de soldes ponctuant l’année comme autant de fêtes païennes visant à ancrer ces familles dans une modernité qu’ils avaient de plus en plus de mal à intégrer. C’est ce qu’on entendait, ici ou là, en parcourant les ruelles de ce charmant village interdit aux voitures pour l’occasion : les plaintes en écho de parents qui en ont plein le dos.

Des plaintes noyées par le même sourire navré de ceux qui ne savent rien refuser aux bambins exigeants qui s’en revenaient, les bras chargés des mêmes jouets qu’ils feraient bazarder l’année suivante par des parents heureux de partager l’identique condition de sacrifiés sur l’autel de la consommation, dernier maillon les rattachant aux petits tyrans dictant la loi dans leur propre foyer. Plus les enfants donnaient de la voix, plus ils se roulaient par terre avec une énergie et un aplomb dignes du plus haut représentant de notre République, plus les parents se recroquevillaient, baissant la tête sur la honte d’un échec qui ne trouve comme consolation que de se trouver dispensée par toute une communauté.

On entendait, au hasard des conversations susurrées par les adultes, des mots improbables comme « coaching », des prières adressées à Super Nanny, des encouragements face à un ventre qui pointait, confortant ainsi les parents à la dérive que,  s’ils avaient avalé benoîtement la soupe qu’on leur servait depuis la nuit des temps, au moins celle-ci était partagée par d’autres naïfs de leur espèce.

Le hasard voulait qu’on se trouvât en pleine grève générale mais celle-ci semblait avoir épargné ce petit village du sud du pays. A peine osait-on aborder le sujet pénible d’une pénurie de carburant qui se profilait. Non seulement cette communauté ne participait pas à la chienlit en chômant de leur plein gré, mais encore sacrifiaient-ils leur seul jour de congé hebdomadaire pour s’adonner à ce qui s’apparentait à une fête paroissiale visant à resserrer les liens de ces favorisés.

Pendant que les enfants défilaient dans la rue ou bloquaient les établissements sensés palier l’éducation défaillante de leurs géniteurs, ces derniers avaient passé la semaine à trier les jouets, cartes ou livres encombrant la maison. Bien sûr, cela avaient donné lieu à de terribles scènes durant lesquelles, les mères aux bras ballants tentaient de raisonner leur enfant en lui faisant miroiter quelques nouvelles chimères basées sur Noël qui approchait à grands pas. Face à l’hypothèse de voir enfler une tirelire ou acquérir un nouveau gadget, les enfants avaient fini par accepter de se séparer de tel objet cassé ou autre peluche défigurée.

On sentait bien que l’essentiel dans cette cérémonie villageoise ne se basait aucunement sur un minime enrichissement ou l’occasion de se débarrasser d’objets hétéroclites mais bien, pour les parents de faire le point, une fois par an sur leur condition qu’ils comparaient à celle de leur voisin.

Aussi ce dimanche ensoleillé mais venteux se chargeait-il d’une sorte de tension palpable avant un orage. Une atmosphère électrique, un rien hystérique même, abolie par une inertie d’une infinie tristesse que l’on pouvait lire sur les visages fatigués des mères de famille. Les pères, eux, donnaient le change par leurs allers-retours à la buvette tenue de main de fer par le syndicat des parents d’élèves.

Le dernier fait d’arme de ce syndicat indépendant et autonome était relaté dans le petit journal vendu 50 centimes : le terrain vague à l’entrée du village et ignominieusement squatté par les gens du voyage avait enfin été « nettoyé » ; non pas que ces gens gênassent le moins du monde l’ordre et la respectabilité du village mais à seule fin de rendre au pré carré sa fonction originelle d’aire de reproduction de cigognes migrantes. Ainsi, le village labellisé « site écologique respectueux » grâce à l’action de longue haleine menée par de responsables citoyens conscients de l’avenir précaire de certaines espèces à protéger, avait attiré à lui des touristes venus dans le but de répéter l’expérience une fois rentrés chez eux.

Tout ce petit monde ne doutait aucunement de la légitimité de son action et allait jusqu’à vanter les mérites de cette double opportunité : laisser à leurs descendants un site aussi propre qu’agréable que même les cigognes, connues pour l’extrême exigence qu’elles mettaient à choisir un lieu sain, avaient élu au point de s’y maintenir au-delà de la période de reproduction connue jusque là.

Chaque adulte portait à son revers l’autocollant à l’effigie du volatile  vendu 2 euros.

Fiers de ce concept à double effet Kiss cool, le village avait eu l’insigne honneur de se voir visiter par le préfet en personne, entouré d’une escouade de journalistes locaux. On murmurait que l’idée avait fait son chemin jusqu’aux plus hautes instances et aurait même ému la première dame du pays, sensible au « sort des animaux privés de la parole mais au cœur bien plus humain que la plupart de nos concitoyens ». Son mari se gardait bien de se prononcer au sujet de ce qu’il nommait en aparté « une idée tout simplement géniale », comme quoi, même dans les coins les plus reculés du pays, on ne manquait ni de ressources ni de ce pragmatisme qui lui avait fait emporter les précédentes élections. Il se frottait les mains en se délectant à l’avance de son prochain carton ; qui lui reprocherait de tenir l’écologie dans ses priorités ?

Le petit président commençait gentiment de faire comprendre, à chacun de ses multiples passages dans les media, que l’avenir du pays ne se situait ni dans les salons de la capitale, ni même au Parlement, encore moins au Sénat, mais bien dans ce petit village qu’il avait choisi comme emblème du pays, là où s’organisait déjà la Resistance au « politiquement correct » qu’il fustigeait dans une grimace où pointait son plus profond mépris.

Au journal de 13 heures du lendemain de la brocante, Jean-Pierre Pernaut, une larme à l’œil,  fit émouvoir son auditoire grégaire en lançant la mode d’une solidarité avec nos amis les bêtes. Il arborait lui-même le petit écusson (brodé par madame Luchon, présidente honoraire du syndicat des oiseaux migrateurs) qu’il mit en vente sur son site Internet dès la fin de sa grand’messe. Quant aux gens du voyage, fit-il en conclusion, qu’ils prouvent une fois pour toutes qu’ils ne se nomment pas ainsi pour rien.

Ils le prouvèrent tant et si bien, que plus jamais on ne les croisât sur les  routes et autres chemins vicinaux de notre beau pays.


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