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Aurélie Loiseleur, Entrées en matière

Publié le 22 novembre 2010 par Angèle Paoli
Aurélie Loiseleur, Entrées en matière,
éditions NOUS, 2010.
Lecture de Tristan Hordé


UN PEU À CÔTÉ DE LA LANGUE

   On peut suivre bien des voies pour aborder ce livre singulier et complexe d'Aurélie Loiseleur, en commençant par exemple par s'intéresser au titre qui résiste à la lecture. Qu'est-ce que "entrée en matière" ? L'exorde d'un discours : alors les sept parties — entrées en, successivement, éléments, corps, l'autre, poésie, animal, homme, mort — peuvent être prises pour des amorces récit. Mais c'est aussi l'action d'aller à l'intérieur, donc de creuser dans cette matière diverse, d'en parcourir l'étendue, la mémoire. La possibilité de multiples lectures est ainsi annoncée par ce titre. Cependant, avant de commencer les "entrées", une dédicace : « À revivre », accompagnée en bas de page d'une glose ; contrairement au Livre de Sortir au jour des anciens Égyptiens, « Les Entrées en matière s'attachent aux incarnations d'avant la mort. De partout se lit le livre : n'a que des entrées ». Naissances, recommencements, répétés de diverses façons. Il faudrait commenter la lourde symbolique du partage en sept ; retenons que la fusion du je et du elle (dans "Entrées en animal") aboutit à jelle et que l'on a son homologue jil — quaternité (féminine) et trinité (masculine) ; ou qu'une allusion à la création selon la Bible apparaît dans "Entrées en mort", « agglutinés piaillant autour de l'Arbre de Méconnaissance s'arrachent les fruits suris à l'instant ».

  Restons-en à ce que recouvre "poésie", notamment dans la partie centrale qui est précédée, et c'est la seule, d'un extrait en exergue. Une longue citation de William Carlos Williams met en scène « un homme de renom » qui examine les poèmes d'un ami, n'y trouve rien d'immédiatement compréhensible et le met en garde contre le risque d'une « parfaite préciosité ». Le poète constate l'étroitesse d'une imagination qui juge trop vite et « pense en lui-même : Et pourtant, de quoi d'autre la grandeur est-elle faite que du pouvoir d'anéantir des demi-vérités pour atteindre au millième d'une exacte compréhension ». Rien qui soit "lisible", à ânonner, dans la poésie d'Aurélie Loiseleur ; précisons : « poésie râpe », « arrache ce masque à voix cartonnée » ; la rhétorique du vers ? « assez de vers de vernissage », « assez le vers a exercé métier maudit moderne d'instruire fasciner cliquetis des mètres assez déclamé assez fiche », etc. Pas de prose qui se substituerait au vers, je transforme volontiers « secoue sa rose en peau » en "secoue sa prose en eau".

  Si l'on ne fait que regarder le texte, il occupe la page en dessinant une forme toujours nouvelle de l'ouverture aux derniers mots, complexe dessin qui oblige la voix/la lecture silencieuse à des modulations, des arrêts, des lenteurs, des accélérations, des silences — « phrase s'étire dans toutes les dimensions ». Mais encore ?

  — Ce que tente poémiser ?
  Un recomensemencement.


  Re-naître, en accordant la plus grande importance au signifiant ; cela se dit ici par un mot-valise, on en relèvera d'autres au fil de la lecture, toujours pertinents, comme psycuré, deshérotisé, despoétique, fenaître par exemple, exigeant que le lecteur s'attarde, ce qu'il fait avec les ambiguïtés phoniques (« Il prit. // Il prit ce dieu-dit pour père », les détournements d'expression par changement phonique (« faire fesse au danger ») ou de mot (« Toujours sur le qui-meure » ; "fils de flûte" suivi de « avec ta toque de poète impuissant de la p... blanche »), le passage d'un mot à l'autre (de "ciel cingle' à "cintre", « la secte des insectes »). Il faut entendre ce qu'affirme Aurélie Loiseleur par le biais d'une contrepèterie : « tout est offert par l'effort », et mettre sa lecture à l'épreuve.

  On repère des "anomalies" syntaxiques (« On pleut », « il prose »), l'ordre des mots peut être bouleversé : « Souvenirs grainent certains sans fleurir » ; dans « hommes embouchaient ses seins triomphants devenaient sonores », un groupe ("ses seins triomphants") peut être à la fois complément d'un verbe ("embouchaient") et complément d'objet d'un autre ("devenaient"), et "hommes" peut être lu sujet des deux verbes. On se souvient des grands discours tenus sur la poésie avec « grand rimage d'harmonie préétablie » quand Aurélie Loiseleur joue avec les voyelles (« Dehors triole un vieux rossignol [= le poète rimeur] que ses souvenirs rissolent », « ardue ardue ample âme assemblable ») ou avec consonnes et voyelles : "p" et les nasales (« peau est pont / passant dans son perméable idées s'interposent elle pense avec ses sens ») ; etc. On ne peut isoler ces manipulations qu'en insistant sur le fait qu'elles sont intégrées dans un ensemble, et que c'est le tout qui fait sens. Alors : « que tout reprenne / reparte du pied de la langue ».

  Cette poésie qui s'écrit « un peu à côté de la langue » est par l'emploi jubilatoire de la rhétorique du vers un art de la mémoire. Elle l'est encore par l'usage fait, ici et là, des genres littéraires, par les allusions à des œuvres. La forme dialoguée du conte pour enfant est explicitement empruntée, et détournée : « — Conte-moi le corps maman // — Il est une fois vif. Acéré. [...] » Avec le jeu des questions on est vite à la fin : « il était une fois mort // — Pourquoi ? / Pour que la mémoire souffle dessus. // — Alors ? / Rien. La mort abîme. » . Le lecteur lira une page écrite à la façon d'une comptine, reconnaîtra ailleurs une parodie d'un sonnet de Ronsard et se souviendra d'autres récits (« odyssées s'oxydent », « l'homme ras », etc.), parcours chaotique et vivifiant dans la littérature — « Théorie rassemble les doigts en poings. / Entre en matière (chanson de geste) ».

  La langue est sans cesse altérée, c'est-à-dire réinventée, dans tous ses états, et l'on se surprend à la lire si foisonnante, si neuve, d'autant plus que la maîtrise rhétorique n'aboutit pas du tout à de simples jeux mais à écrire « une Poésie néologue à partir du monde sans le / quitter ». Le réel, le réel le plus vif est là, sous ses aspects les plus variés, le corps labyrinthique, très présent, « seul paradis », vivant selon une « physique cantique ». Le réel, c'est la naissance et ses suites (« Par le goulet d'étranglement / de naissance / sitôt engagé est fait prisonnier »), la soumission à l'opinion (« Adhère à des idées sans vérifier la date de péremption »). Le je et le tu sont présents, mais sans le lyrisme aveugle facile 1 : « Tu : séduisant substitut du je pour / l'entrée dans l'afiction », sans les faux serments : ici le réel est rétabli (« Je te le jure je m'aimerai jusqu'à ta mort »). Comme le reste le lyrisme est toujours à construire, sinon le risque est d'écrire une poésie ornement, sans résistance à la lecture ; soyons clairs, « que d'autres s'accablent de bonheurs accessibles ». On se souvient de Musset, « Ah ! frappe-toi le cœur, c'est là qu'est le génie », et Aurélie Loiseleur répond, avec "prouve" récrit en "pourvu", le lyrisme n'est pas dans l'exaltation du je :

  Poésie poignante écrite avec le poing cœur dans le poing
  à rompre
  prouve qu'il y a quelqu'un  incorpore ce manteau de langue
joue de l'ombre ta vie
     brève longue longue
pourvu qu'il y ait quelqu'un


  Ce n'est pas la première fois, certes, qu'un écrivain place le lecteur devant sa responsabilité : contrairement à ce que notre société suggère sans cesse, la lecture, active, n'a pas à être facile, les textes résistent, y « surgissent de réelles aspérités », les livres « sont à reprendre naissance // les lire les vivant comme les écrire ». C'est la seule manière de vivre la langue, de la faire renaître, de comprendre aussi quand est le réel dans un livre (de poésie). Les derniers mots appartiennent à Aurélie Loiseleur :

  Le Beau ne me dit rien.
  Le Vrai ne me touche pas.
  Le Juste ne me regarde pas.
  Dieu ne se mêle pas de moi.

  Mais la vie me parle et le monde me captive.


Tristan Hordé
D.R. Texte Tristan Hordé
pour Terres de femmes


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1. À propos du renouvellement du lyrisme dans Entrées en matière, on se reportera au compte rendu de Philippe Beck dans Sitaudis.fr.



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