Magazine Journal intime

La force - page 22.

Publié le 21 novembre 2010 par Douce58
        De temps en temps, l'aire du marché Saint-Louis accueillait un de ces petits cirques qui installaient leurs gradins à ciel ouvert dans les faubourgs.  Ils avaient toujours un joli succès auprès du populo, qui venait y chercher, pour quelques sous, divertissement et émotions.  La jeunesse conquérante s'y mêlait aux familles et à la marmaille bruyante.  Les artistes - illusionnistes, clowns, hercules - sollicitaient souvent ce public bon enfant pour jouer le rôle de témoins, d'arbitres ou de comparses.  Ils lui lançaient aussi des défis.  Par exemple, l'homme fort (qui ne le paraissait pas toujours) faisait circuler son extenseur parmi les spectateurs, en promettant récompense à qui parviendrait à le déployer.  On voyait alors quelque jeune costaud, mis en confiance par la musculature discrète de l'artiste et se jugeant aussi fort que lui, s'emparer, l'air faraud, des poignées de bois de l'engin.  Sous les encouragements des uns et les sarcasmes des autres, le champion du quartier étirait à demi, aux trois-quarts les six tendeurs devant son torse, mais était bientôt obligé, le visage congestionné, de rendre à l'extenseur sa position de repos.  Alors, après s'être ébroué comme un cheval de labour, il plaçait l'engin dans son dos, poussait de toutes ses forces sur les poignées, donnait un instant l'illusion de gagner sur la limite qu'il avait atteinte et puis, n'en pouvant plus, lâchait une des deux poignées, qui s'en aller claquer dangereusement contre le bois d'un gradin.  Le public applaudissait quand même le costaud déconfit.  Sur quoi, l'homme fort ramassait tranquillement l'extenseur  et, sans effort apparent, d'un mouvement souple et continu, déployait les six tendeurs successivement devant son torse et derrière son dos.
        Je me souviens particulièrement d'un de ces hommes forts, qui se produisit sur l'aire du marché Saint-Louis.  A l'instar de Kid Léon, le héros de L'Hercule sur la Place de Bernard Clavel, il maniait des poids de vingt kilos, bras tendus, une dague pointant sous chaque aisselle.  Mais, à la différence de Kid, il était grand.  Son corps massif dégageait d'emblée une impression de force peu commune.  Son acolyte avait annoncé son poids: cent cinq kilos.  Un homme lourd, certes, mais qui n'avait rien de monstrueux.  Un torse immense, dont   le bombement absorbait sans rupture la courbe du ventre rentrante;  le cou, les bras et les jambes ronds, épais et lisses comme des poutres, avec cependant, hormis le cou massif, des attaches bien dessinées;  des épaules comme une carène de barque.  J'ai vu cet homme s'allonger sur un banc et se faire briser à la masse par un volontaire issu du public une énorme barre de granit placée sur sa poitrine.  Je l'ai vu soulever à la force des mâchoires une plateforme, sur laquelle avaient pris place quatorze, je dis bien quatorze personnes.  Il eût mérité de se produire dans un grand cirque, sous un chapiteau prestigieux, car c'était ce qu'on appelle un hercule.  Mais, à ma connaissance, il ne gratifia de ses exploits que le public de nos quartiers.
         La force était un sujet qui intéressait beaucoup les gamins que nous étions. Chacun de nous avait un père, un grand-père ou un frère auteur d'un tour de force.  C'était un sujet de fierté, un titre de gloire et nous ne disions pas:  Mon père est le plus riche ou:  Mon père est le plus intelligent, mais:  Mon père est le plus fort.  Dans ces joutes verbales, je n'étais pas en reste et je mettais en avant les prouesses de mes champions:  mon père était capable de déployer, les doigts écartés dans les poignées de l'engin, les six tendeurs de l'extenseur;  dans sa jeunesse, mon grand-père François était le meilleur lutteur de son régiment. Il avait traversé, à Lyon, la Saône à la nage et, dans son âge mûr, il avait enlevé, seul, à la force des bras, des reins et des dents (il les avait plantées dans la couenne de la bête pour assurer sa prise) un porc de plus de cent  kilos gisant au sol, pour le suspendre à un croc de boucherie.  Mon grand-père Joseph pouvait soulever d'un seul coup un baril d'huile d'un quintal, pour le poser sur son socle concave.

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