Magazine Journal intime

Mademoiselle Lefort - page 20.

Publié le 21 novembre 2010 par Douce58
        Je reviens au temps, où j'étais écolier.  J'eus un professeur particulier de piano qui me dégoûta de son intrument à l'âge de sept ans.  Cette dame impatiente m'enseignait la gamme à coups de petites gifles...  Elle vint gâcher les efforts d'un premier professeur bien différent et bien plus doux.
      
        Mademoiselle Lefort avait été religieuse.  Parisienne d'origine, elle avait quitté les ordres en 1905, année de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.  Son couvent ayant été fermé, elle était rentrée dans le siècle pour y mener, dans sa petite villa du quartier de la gare, une sainte vie entre les offices religieux quotidiens en l'église Saint-Joseph et ses cours de piano.  Elle avait d'abord été, de longues années durant, le professeur de ma mère, qui l'aimait beaucoup.  Au bout de treize ans d'étude, elles avaient joué ensemble, à quatre mains, Le Barbier de Séville de Rossini.  A l'issue de cette séance, Mademoiselle Lefort avait dit à son élève:
        Maintenant, je n'ai plus rien à t'apprendre.  Si tu veux continuer, tu devras aller au Conservatoire, en classe d'harmonie.
        Ma mère n'y alla pas, comme elle ne devait pas aller non plus, malgré ses très bons résultats scolaires, à l'Ecole Normale d'institutrices, manquant exprès son examen.  Tout cela, pour ne pas s'engager dans une vie trop différente qui l'eût éloignée de son fiancé, lequel, jeune commerçant sédentaire, ne concevait pas d'avoir pour femme une maîtresse d'école nommée dans un lointain village de montagne (c'était le lot des institutrices qui, comme ma mère, avaient le Brevet Elementaire et le Brevet Supérieur) ou une musicienne vivant dans un autre monde...
        L'un de ses professeurs du Cours Elémentaire Sévigné dit à ma mère:
        Tu fais une bêtise, mais ce que tu as appris te servira pour tes enfants.
        Et, de fait, nous avons largement bénéficié, tout au long de nos études primaires et secondaires, des connaissances étendues et solides de notre maman.  Bonne pianiste, elle nous inculqua aussi le goût de la musique.
        De l'enseignement de Mademoiselle Lefort me sont restés deux ou trois menus airs de musique, doux comme la bonne personne qu'elle était.
        Jamais on n'a vu, jamais on ne verra
        La famille Tortue courir après les rats.
        Le papa Tortue et la maman Tortue 
        Et les enfants Tortue
        Marchent toujours au pas.


        La chère demoiselle disparut à soixante-dix ans, ayant vaillamment résisté à la fureur et à la vanité d'un monde, auquel elle était étrangère, elle qui dessinait des pantalons aux danseuses à moitié nues qui s'exhibaient, lascives, sur les couvertures des partitions de jazz, cette musique pour les ours.  Elle qui, atteinte d'un cancer de l'utérus, se scandalisait à la clinique qu'un médecin homme voulût examiner son intimité.
    

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