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23 novembre 1861 | Mort de Salvatore Viale

Publié le 23 novembre 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

   Le 23 novembre 1861 meurt à Bastia Salvatore Viale, tenu par les historiens de la littérature pour « le plus grand poète corse ». Il vécut « comme un drame personnel le déchirement de l’île entre ses racines culturelles italiennes et son rattachement politique à la France ».
PORTRAIT DE SALVATORE VIALE
Image, G.AdC


EXTRAIT

LA MAISON DES VIALE


  Fin octobre, le 23, Salvatore est de retour à Bastia. Il retrouve avec plaisir la maison, ses neveux affectueux et attentifs, l’espoir que porte Pauline, Nicoline, pour qui on fait un projet de mariage, Angéline plongée dans ses livres de dévotion, Paul-Augustin, heureux de ses travaux d’architecte, le tranquille réconfort des vies familiales harmonieuses. « Ici, nous allons tous bien, y compris Pauline qui attend le petit héritier… Je me réjouis beaucoup de l’honneur que s’est fait Benedetto avec l’amélioration matérielle et morale des asiles d’aliénés. Je crains seulement pour sa santé, l’excès de ses occupations. » Sa dernière lettre à Benedetto et à Daria, le 27, sur le papier encore bordé de noir pour les deuils de Michel et de Louis, est tracée d’une écriture tremblée.
  Début novembre, le 4, il sortit après déjeuner pour sa promenade quotidienne. Il faisait très froid. Paul-Augustin lui conseilla de rester à la maison, mais il ne l’écouta pas. Dès qu’il fut dehors, il se mit à tousser. Il rentra, se mit au lit, fut pris de nausées avec de la fièvre, et vomit. Les médecins diagnostiquèrent un embarras gastrique et prescrivirent des purgatifs. On lui donna un peu de pulpe de tamarin, avec de la quinine ; puis de la gomme et six grains de calomel.
  La fièvre augmenta ; il cracha un peu de sang. Paul-Augustin, alarmé, rappela les médecins ; mais ceux-ci l’assurèrent qu’il n’y avait pas de danger. Sentant sa faiblesse augmenter, Salvatore dicta à Nicoline une note avec la liste de ses œuvres inédites prêtes pour la publication. Il dit ce qu’on devait en faire et les dispositions à prendre pour certaines d’entre elles « à ne publier que beaucoup plus tard et avec beaucoup de circonspection ». Le 22, il fit appeler le notaire et lui dicta son testament calmement. A chacun il laissait un de ses objets familiers en souvenir. Il confia sa bibliothèque et ses manuscrits à Paul-Augustin. Puis, sentant que forces l’abandonnaient, il demanda qu’on allât chercher son vieil ami l’abbé Guasco, curé de Sainte-Marie. Il se confessa et communia, à sept heures et demie du soir, « avec dévotion et une grande force d’âme ». Quand il l’attira vers lui pour l’embrasser, l’abbé Guasco se mit à pleurer.
  Salvatore mourut le lendemain, entouré de tous les siens. « Il a gardé ses sentiments jusqu’à dix minutes avant d’expirer et l’on peut dire qu’il s’est vu mourir. Sa mort a été vraiment angélique », écrit Paul-Augustin dans le récit qu’il fit de ses derniers jours à Benedetto et à Daria.
  On l’enterra dans le jardin de Belgodere, le surlendemain, après un service solennel à Saint-Jean auquel toute la ville assista. Ce fut un enterrement modeste, strictement familial, avec quelques amis intimes seulement. « Pour la fosse à Belgodere : 1,75 franc », lit-on dans les comptes des funérailles.

  Presque aussitôt, une commission se constitua en vue de lui ériger un monument. Les promoteurs en étaient ses amis Anton Luigi Raffaelli, Pio Casale, Philippe Caraffa et quelques autres. « Ce monument sera digne du poète éminent qui fut la plus belle gloire de la Corse », disait le manifeste pour les souscriptions qui étaient reçues chez Fabiani. De Florence, ses amis et les académies et sociétés savantes dont il était membre demandèrent à y participer. La commission, discrètement sermonnée par le préfet, remercia de ce témoignage si flatteur et déclara qu’il était « plus convenable et digne de donner à cette souscription un caractère exclusivement national. »

  Puis, comme toujours en Corse, la politique locale s’en mêla. « Les aristocrates ne veulent pas aller souscrire chez Fabiani, qui est du parti démocrate ; et les démocrates ne veulent pas souscrire non plus car ils disent que l’oncle Salvatore n’est pas de leur parti », écrit Paul–Augustin à Benedetto. Ce dernier aurait aimé voir son frère enterré à l’intérieur de Saint-Jean, ou dans l’église de Sainte-Lucie, à Ville di Petrabugno, en souvenir de leur enfance. Paul-Augustin avait l’intention de le ramener dans le caveau familial qu’il était en train d’achever au nouveau cimetière. « Les monuments publics sont peu respectés, en Corse », dit-il.
  Mais la souscription ayant été généreuse, on ne put refuser l’hommage public. Son buste avait été commandé à Florence au sculpteur Lazzarini. La ville offrant l’esplanade au centre du cimetière, à quelques mètres d’ailleurs du caveau familial, la dépouille mortelle de Salvatore fut bientôt transférée sous son monument.


Lapito, Vue de Bastia 2

Louis Auguste Lapito (1803-1874)
Vue de Bastia depuis Toga, 1844 (détail)
Huile sur toile, 45,5 x 65,5 cm (hors cadre)
Collection Ville de Bastia
Musée d'Ethnographie Corse
N°d'inventaire : MEC.91.3.1


  « Le ciel était pur, la mer calme, le soleil resplendissait et la délicieuse campagne de Bastia était éclairée en teinte douce. On apercevait dans le lointain la crête neigeuse des montagnes. C’était une de ces journées splendides de printemps en plein hiver, comme on en voit si souvent en Corse, une de ces journées qui font rêver de Dieu, d’art et de liberté. Délices et inspirations de notre poète, ces splendeurs de notre ciel, ces beautés de notre sol faisaient la consolation de ses vieux jours. Avec quel amour il les contemplait…
  « On a découvert le buste, chacun a reconnu le poète… À la mémoire du poète national, de l’intègre magistrat, du vertueux citoyen, de l’ardent patriote : c’est la première fois que l’on rend en Corse des honneurs solennels à la vertu modeste et au talent littéraire. » L’Observateur de la Corse décrivit ainsi l’inauguration. Ce fut une cérémonie officielle et familiale à la fois, le 22 janvier 1865.

Al suo poeta
Salvatore Viale
La Corsica


  Son regard est tourné vers la mer, vers les îles et l’horizon familier où par grand vent, l’hiver, on peut voir la Toscane. Sur le monument que lui a adressé l’hommage public de son île, ces simples mots, en italien, sonnent comme un adieu plus encore qu’un éloge. La Corse a renoncé à sa chance d’unir deux cultures, les plus harmonieuses pourtant de notre mère la Méditerranée.

Paul-Michel Villa, La Maison des Viale, Presses de la Renaissance, 1985 ; rééd. Éditions Alain Piazzola, 2004, pp. 360-361-362.


Salvatore Viale, buste du sculpteur florentin Lazzarini, 1865

Ph. D.R.


  Dans Écrire en Corse, Jacques Fusina évoque souvent, d’une question à l’autre, l’importante figure de Salvatore Viale (1787-1861).

  À la question 7, « Peut-on parler d’un cas particulier pour Salvatore Viale », Jacques Fusina répond :

  « Ayant gardé de fréquents contacts avec l’Italie, Viale se montra toujours soucieux de conserver de fidèles liens entre les deux rivages tyrrhéniens de sa vie. C’est d’ailleurs par ses relais toscans qu’il publia dans certains de leurs organes (L’Antologia, L’Archivio storico italiano) des articles polémiques sur l’indispensable maintien de la langue italienne, y compris comme soutien de l’identité corse face au processus de francisation largement amorcé déjà à son époque […]
  Connu et estimé également dans ses terres, conseil et animateur d’un cercle de fins lettrés, informateur privilégié des voyageurs étrangers débarquant dans l’île, le poète s’intéressa tardivement aux Canti contadisechi in dialetto corso qu’il publia en 1835 ; puis l’influence de Niccolò Tommaseo aidant, car les deux hommes s’estimaient et échangeaient beaucoup, il qualifia ces chants de « popolari » sans pouvoir s’empêcher toutefois de les retoucher à l’occasion, comme il le confessa lui-même en 1843 […]
  La fin de la vie de Viale fut attristée par l’avènement d’un Second Empire qui semblait devoir consacrer la défaite irrémédiable de la culture italienne en Corse et l’abandon de ce qu’il avait toujours nommé la « lingua patria » au profit de la langue française en plein essor. Des études approfondies sont menées aujourd’hui, sous l’égide du Centre Salvatore Viale de Bastia, qui révèlent d’éclairants inédits ou des textes publiés confidentiellement en Toscane du vivant de l’auteur et mal connus. Ainsi un des tout derniers Carnets de voyages en Italie d’un écrivain corse (1843-1854) (2009) qui révèle des aspects fort intéressants, non seulement sur le caractère de l’auteur, sur ses goûts et son tempérament, mais aussi sur ses préférences artistiques ou littéraires et sur la question linguistique qu’il a toujours observée avec rigueur et passion ».

Jacques Fusina, Écrire en corse, Klincksieck, Collection « 50 questions », 2010, pp. 23-24.


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