Magazine Journal intime

Soirée Non-Fumeur.

Publié le 14 janvier 2008 par Mélina Loupia
15 ans. 15 ans d'ancienneté. 15 ans en tant que conjoint de salarié. 15 ans que chaque année, c'est écrit sur le papier d'inscription au repas de fin d'année. 15 ans qu'il a lieu au début de l'année suivante. Concept intéressant quand on sait que chaque année, tous les enfants de chaque salarié fait la même remarque. "Mais maman/papa, comment ça se fait que le repas de fin d'année il est au début de l'année?" Quasiment toujours les mêmes chaque année. Quasiment toujours le même protocole. Un apéro interminable. Un repas presque toujours délicieux. Des pauses dansantes. Le conciliabule de table en table, "Qu'est-ce qu'on fait après? On va où?" Mais une règle que j'ai toujours vue respectée. Le seul moment de l'année en dehors du boulot où on ne parle pas du boulot. On discute, on picole, on danse, on mange, on chante on rit. Simple. Populaire. Avec ou sans cadres. Avec ou sans patron. En 15 ans et 3 têtes différentes, seul un savait faire la différence derrière la grille du magasin. L'actuel avait samedi soir un fâcheux contretemps. Il faut dire que ses employés avaient fait grève le mois dernier. C'est embarrassant en effet. Copilote et moi n'avons fait qu'une seule erreur. Nous sommes arrivés les derniers. Avec nous, 39 convives. Soit 37 paires de joues à claquer pour la bise, les vœux et les politesses. Amusant finalement. J'avais choisi de balayer l'assemblée de mes petits bras pour un bonsoir général. Mais dans la petite foule de classe moyenne, une paire d'yeux de biche attendait visiblement mon arrivée. J'ai fendu les couples pour aller l'embrasser, après quoi je devais renouveler l'opération jusqu'au solde de tout compte. La table apéritive était au centre de tous les débats. A peu près 4 fois trop de bouteilles que de raison. Un seul être vous manque, est tout est dépeuplé. Je remarque en effet que ceux qui ont déjà calé la dent creuse avec les olives ou les pistaches n'ont pas trouvé où stocker les coquilles et les noyaux. Je cherche un cendrier des yeux. Je vais soumettre l'idée à la taulière. "Mais même pas je peux vous en donner un pour les déchets, si j'ai un contrôle, je vous dis pas le manche pour vous et pour moi, tant pis, vous n'avez qu'à faire des petits tas sur la nappe." C'est ainsi que j'ai bu mon premier apéro public sans la compagne habituelle. Je ne sais pas quoi faire de ma main libre pendant que l'autre tient mon verre de kir rural, soit cassis/blanquette ancestrale dans un verre à eau. Au fil de la soirée, je vois des couples, des petits groupes s'éloigner, aller récupérer leurs manteaux, capes, cardigans, gilets ou blousons puis s'éloigner vers la sortie. Ils vont revenir. Les coupelles d'olives et d'amuse-bouches se vident plus rapidement que d'accoutumée. Dehors, il fait froid, il pluviote et le vent glace l'eau du ciel. Je finis par céder. "On va fumer? -Ok, mais j'ai pas envie." Je vois en sortant que Copilote et sa collègue parlementent avec la patronne. Ils sont penchés sur le bar, elle mime, ils écoutent, acquiescent et ont l'air content. "Putain que ça caille. -Eoh, franchement, quelle merde cette loi. -On nous interdit tout. -Tu verras qu'à la fin, on pourra même plus consommer d'alcool sous prétexte que ceux qui n'en boivent pas supportent pas le plaisir des autres. -Je rentre, j'ai trop froid. -Mais tu l'as pas finie. -Tant pis." On passe à table. Pour une des rares fois, un L interminable obligeant tout un chacun à se dévisser la nuque pour parler au voisin après la voisine ou capter la conversation plus loin. On négocie un décalage, par affinités, par secteur. Comme les têtes pensantes ne sont pas là, tout le monde décide plus ou moins de pratiquer le mélange des genres, des rayons, des postes. L'entrée est rapidement engloutie et aussitôt après elle, ce manque omniprésent. La pause nécessaire en attendant la suite. Les premiers n'y tiennent plus et le balai recommence. On se lève, on se bouscule un peu, on garde la conversation en cours au chaud. " Je t'expliquerai en revenant, tu vas voir, tu vas tomber sur le cul, je reviens. -Tu me prêtes ton blouson? J'ai la cagne d'aller le chercher aux vestiaires." Les portes s'ouvrent et se referment, pour subir le même manège 4 ou 5 minutes plus tard, dans le sens inverse. On souffle sur les mains engourdies, on retient le frisson. Le pain dans les corbeilles manque lui aussi. Les plus frileux ont compensé. Alors que le poisson en papillote d'alu tarde à venir, Copilote se lève et va demander au patron de mettre un peu de musique, comme convenu dans le contrat lors de la réservation. "N'amenez pas vos musiques, j'ai fait le réveillon avec les miennes, ça s'est très bien passé vous verrez. -Merci. -Prenez tous les CDs là, sur la table. -Merci." Sur la table du matériel de sono loué, en effet, quelques compilations pour faire la fête entre amis traînent parmi d'autres classiques du genre. Juste il manque les CDs à l'intérieur des boitiers. Une série espagnole et le poisson mort étouffé s'invite sur la table. Celles et ceux qui n'aiment pas la mer sont déjà dehors et grelottent dans la fumée. Les autres tentent d'apprécier ce qu’on n’arrive pas à déterminer si c'est du cabillaud, de la sole ou de la dorade. Je découvre que le fenouil cuit, c'est bon finalement. Surtout avec le vin rouge du pays servi en carafon d'un quart de litre qu'on a de cesse de demander qu'il soit plein à nouveau, avec le pain. Un  des conjoints accepte de mettre à disposition la musique qu'il a toujours sur lui. La soirée s'anime peu à peu. Derrière nous, un petit groupe de vingtenaires, sages comme des images, tente de fêter un anniversaire. Aucun d'eux n'est sorti durant le repas. Il semblerait que selon des sources sûres émanant de la direction, lorsqu'ils seront partis, les rideaux seront tirés, les portes verrouillées et les cendriers sur les tables déposés. Alors, le balai pourra cesser. Tout à coup, le magret semble plus appétissant. Alors qu'il est écœurant. La sauce au miel ne se marie que très relativement avec la volaille fine. La patate cuite à la cendre d'un four électrique n'y change rien. Il faut encore aller polluer l'air extérieur, derrière, ils en sont à peine au fromage. 2 ou 3 séries de danses collectives, autant d'allers et retours dans le froid de la nuit qui impose ses lois et c'est à présent l'heure du dessert et du gâteau d'anniversaire. Nous nous joignons malgré eux à leur fête. Ils ne savent pas que nos applaudissements sont en fait des encouragements à quitter les lieux au plus vite. Quand enfin, la glace au nougat et non pas à la moule, tel que je l'ai entendu, pointe le bout de son nez sous les nôtres, la petite troupe de jeunes adultes s'en est allée. La patronne les remercie et maquille la soirée publique en partie privée. Puis s'arrête, se penche vers l'une de nos convives, opine du chef et ouvre les rideaux à nouveau. "Vous comprenez, elle est non-fumeuse, elle a la loi pour elle, je peux rien faire. -Ah ça, quand c'est la minorité qui gagne, mais bon, pour une fois qu'elle a le choix, c'est normal qu'elle en use. -Oui, surtout qu'en 15 ans, elle a jamais rien dit, mais bon, elle a raison, faut respecter. -Puis on fume moins finalement. -En quantité, non, j'en ai fumé autant dehors que dedans. Juste écrasée à la moitié à cause du froid. Mais cet été, ce sera pareil. Au filtre je la finirai. -Tiens, d'ailleurs, on devrait faire le repas de fin d'année en août. Dehors, sur une terrasse. Au moins, tout le monde sera content." Quand sur les coups de 3 heures de la nuit qui s'abandonne presque, les premiers attendent les derniers sur le pas de la porte, pour fumer ensemble la dernière de la soirée, le bilan se fait. "Finalement, on finira par prendre l'habitude. -C'était meilleur l'an dernier. -Oui, mais c'est pas le même cuistot. -Tu crois vraiment que c'était pour ça? -En tous cas, j'ai pas trouvé l'ambiance terrible. -Non mais t'as vu la musique du patron aussi? Heureusement qu'on avait d'autres CDs. -Tu crois vraiment que c'était pour ça?" Dans la voiture, alors que je constate que les 700€ de réparation de la Troicencette ont porté leurs fruits, Copilote fait le petit bilan. "Alors, tu trouves comment? -Elle a bien meilleure reprise en effet, puis bon, elle attaque mieux la route aussi, on voit les pneus neufs. -Non mais ce soir. -Pas bon, trop long, apéro de 2 heures, pas d'ambiance. Enfin nous, on a rigolé entre nous, c'est pas ce que je veux dire, mais on aurait pu le faire à la maison par exemple tu vois. -C'est vrai que bon... -Faudra juste s'habituer à subir les conséquences de notre vice et accepter de passer pour les méchants. -En tous cas, on sent encore le frais et on a pas la barre à mine dans le front. -Au moins ça." Depuis hier soir, à la maison, le cendrier et les cigarettes, comme les briquets, sont dans le cellier. Depuis hier soir, Copilote a pris la décision de ne pas fumer pour le moment. Depuis hier soir, à ma grande surprise, j'ai diminué ma consommation de 75%. Je ne me force pas. Je m'oblige juste à aller fumer ma clope en dehors de la maison. Mais je ne compte pas m'arrêter. Si le manque se fait trop présent, je vais fumer. Sinon, je m'en passe. J'ai juste décidé de ne pas interrompre l'action en cours pour m'en fumer une, devant l'ordi ou au cellier. Je viens de passer ma première soirée non-fumeur. Je viens d'écrire mon premier texte non-fumeur.

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