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L’Artiste

Publié le 12 décembre 2010 par Jlk


En mémoire d'Henri

Ronse, mort ce matin du 12 décembre 2010

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D’une rencontre sur un banc du Jardin aux Volières. Où se rejoue la scène classique de l’étudiant et de la fille de joie. Où il est question de l’art de Richard Clayderman.

Je m’étais retrouvé dans le jardin aux volières après une longue errance, les lunettes noires que je portais signifiaient mon humeur farouche, mais la miss n’y avait pas vu d’obstacle à s’asseoir tout près de moi non sans jouer le tendron pris en faute.
J’avais à peine esquissé un geste d’assentiment, et les ondes glaciales que je diffusais auraient dû la tenir à distance, mais pas du tout: non seulement on s’installait mais on me dévisageait longuement, on attendait un signe, on se détournait quelque temps puis on revenait à la charge et bientôt on murmurait comme ça qu’avec un air si mystérieux je devais être artiste moi aussi.
Et c’est cela qui m’a fait tourner la tête vers elle et la cadrer de tout près, petite et costaude, professionelle à l’évidence avec ses cuissardes rouges et son body noir, ses yeux peints et sa bouche faite pour faire des choses: c’est ce mot d’artiste.
Le matin même, en effet, je m’étais reproché de n’être qu’un disséqueur de cadavres, et la vision de l’auditoire où se tenait le cours d’esthétique m’avait paru l’image même du lieu stérile et mortifère que je devais fuir; et maintenant je m’inventai la qualité de peintre, et tout aussitôt l’on m’annonçait qu’on avait déjà posé pour des calendriers et tout ça, mais pas que j’aille m’imaginer des photos spéciales, rien là encore que de l’artistique.
Il y avait quelque chose, chez elle, de la fille du peuple en mal de respect qui la faisait se récrier que le Paradou n’était, dans sa vie, qu’une étape très provisoire lui permettant pour le moment de se refaire une pelote. C’est qu’elle estimait devoir à sa fille, pour l’instant à la garde de la mère-grand, l’instruction qu’elle-même n’avait pas reçue, enfant qu’elle était des charbonnages, dont le père avait péri lors du coup de grisou de 56; et son rêve était d’acquérir là-bas quelque pavillon en banlieue où elle et sa mère relanceraient l’atelier de couture d’avant les difficultés.
De toute façon, tenait-on à préciser, de toute façon, c’est écrit sur le contrat, de toute façon je ne fais que mon numéro et le champagne, mais pas touche à Loulou!
La fleur qu’elle me faisait, me dit-elle, de lui livrer son petit nom, quand tout le monde au Paradou ne connaissait que Wanda, la fleur c’était en somme une affaire entre artistes, et maintenant elle me demandait de retirer mes lunettes parce que j’allais devoir fermer les yeux pour mieux voir son nouveau numéro.
Vous vous représentez, me dit-elle alors, vous vous représentez un grand coquillage au milieu de la scène, et là-dedans il y a moi.

L’Artiste
Lumière bleue pour commencer. Tout repose encore et tout est dans la musique que vous connaissez sûrement: La Mer de Richard Clayderman.
Ensuite que le bleu tourne au rose, le coquillage commence à s’ouvrir et j’apparais, encore repliée et toute couverte de voiles en satin couleur perle. Sur quoi je me déplie en ondulant avec la musique, et quand la lumière est belle rouge je me défais de mes voiles jusqu’à ce que je n’aie plus sur moi qu’une étoile de mer, applaudissement, et là je me replie dans le coquillage qui se referme en douceur, noir, applaudissements...
Elle m’avait demandé de garder les yeux fermés tout le temps qu’elle m’évoquait son numéro, et ce fut d’un ton légèrement inquiet qu’elle me permit de les rouvrir, mais mon sourire, si forcé qu’il fût, parut la soulager.
Je ne savais pas que lui dire, mais elle parlait pour deux. Je craignais vaguement qu’elle m’invite dans son studio, tout en le souhaitant un peu, mais elle n’en avait qu’à son numéro.
De ce qui suit, cependant, je n’ai pas gardé le moindre souvenir. Peut-être Loulou m’a-t-elle fait promettre de venir au Paradou lorsque La Mer serait à l’affiche ? Je n’en suis même pas sûr. En tout cas jamais, que je sache, je n’ai mis les pieds dans la boîte en question.
C’est pourtant avec un brin d’émotion que je repense parfois à elle, que j’imagine penchée sur quelque ouvrage de couturière, dans son pavillon de banlieue où sa fille et son gendre viennent lui rendre visite tous les deux dimanches. Tant qu’à faire, j’imagine enfin que le gendre de la vieille Loulou est lui aussi très entiché de Richard Clayderman, dont il collectionne tous les CD. Il faut bien rêver un peu, les artistes...

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Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le Sablier des étoiles, composé à l'instigation d'Henri Ronse.


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