Magazine Nouvelles

Adrien

Publié le 24 janvier 2011 par Banalalban

Il me suffit de lever la tête vers le treuil pour voir le trou béant du puits qui fait comme un gros œil au dessus de moi et pour ainsi me souvenir de ce qui survit à la surface. Comme si l'extérieur devenait un puits et que je l'observais depuis un semblant d'extérieur qui serait en fait un puits : tout est inversé, il n'y a pas de raison. La réalité, l'extérieur, le puits, l'intérieur, le valide, le puits, l'invalide, l'extérieur et le manger. Il n'y plus assez d'univers après tout pour qu'il coule un peu dans l'autre sens, un sens qui serait illogique. Pourquoi mon univers, celui du fond du puits, vaudrait-il moins que l'autre? Il n'y a pas au final, plus d'obscurité ici que dans la lumière diaphane de l'extérieur et ses bourrasques de poussières pourpres, ses vagues viciées ocres des siroccos chauds purpurins et ses tempêtes de mantes religieuses carminées.

   Les mantes religieuses carminées du XXIème ont proliféré par vagues successives et se sont accouplées depuis les trois dernières décennies et c'est avec Mathilde qu'on en crevait les oothèques dans la grange à grand coups de torches enflammées et de décilitres d'essence ovine tant et si bien que Mathilde disait : « Quand est-ce que, hein, papa » ou « Qu'elles crèvent toutes un peu, on n'en peut plus » mais chaque années elles revenaient, dévorant par centaines les bufflonnes du voisin Firmin et Mathilde est morte. La poussière ocre _ quelqu'un avait dit : «C'est étrange mais pas dangereux », un autre : « Arrêtez de tout tourner en drame tout et tout le temps, ça en devient agaçant »_ a fini, grain de silice après grain de silice, par avoir raison de ses poumons et d'elle _ « C'est étrange mais pas toxique »_ et maintenant tout le monde de se protéger, de porter un masque NRBC et de se recueillir quand le temps le permet, sur les tombes des enfants morts et les pleurer.

   J'ai choisi le niveau dans lequel je voulais évoluer et il s'appelle les bas-fonds. Les mantes religieuses carminées du XXIème ont creusé des galeries qu'elles ont ensuite désertées et les hommes, les communistes, les ont investies pour les réunions clandestines pour ensuite les déserter. Le puits, mon puits, c'est ça. Pour preuve: les mues sèches et vieilles des cerques insectes. La réalité, l'extérieur, le puits, l'intérieur, les mantes religieuses carminées du XXIème siècle, le puits, l'extérieur, les babouvistes, les mues sèches et vieilles et le manger.

   Le manger que je crois avoir délibérément oublié.

   Je décide d'occulter le gros œil de l'ouverture du puits pour m'enfoncer plus avant dans la galerie et sur les murs et entame l'exploration de l'après fond du puits. Je finis par découvrir les choses singulières des temps passés, et les villes ensevelies: les clochers des gratte-ciel et des banques, les routes en asphaltes, les jardins submunicipaux, parcs à gamins et les banquises. En tirant un peu sur le câble qui me relie au treuil et à l'extérieur, je parviens même à apercevoir un papillon figé dans l'onyx et une guêpe dans l'ambre sur la voûte d'un goulot près d'une larve. Une lumière diffuse caresse maintenant le paysage englouti avec bienveillance et si je tend bien l'oreille, je perçois même le doux pépiement d'un oiseaux et la croissance significative de quelques bourgeons plus avant. Je raidis aussi tout mon corps, tendant le câble maintenant totalement évidé jusqu'à mal pour entrevoir une ourse pleine traverser une salle au fond derrière un étroit boyau et dans un des replis de la paroi, une edelweiss perd un pétale alors qu'une plume s'attarde en écho deux secondes au dessus de mon nez par défiance. La harnais me lacère l'entrejambe tant et si bien que je me décide enfin à couper le câble et à actionner le treuille afin qu'il le remonte, sans moi au bout. Ça rejoint l'idée d'oublier le manger, les mantes religieuses carminées du XXIème.

   J'avance à présent sans lien avec la surface et sans plus aucune malchance de la rejoindre, enivré par la douce chaleur d'un soleil qui me nappe sous le terrain irréel et la profusion d'une beauté qui m'envahit à mesure que je m'engouffre dans les entrailles de cette terre promise et idéale. Une chenille m'accueille ainsi les bras ouverts alors qu'un cerf brame, qu'une bouteille en plastique d'eau minérale se vide, renversée, sur une herbe riche qui verdoie sous mes pas. Quand Mathilde dit et me sourit : « Quand est-ce que c'est la fin, hein, papa ? » et que je pleure de joie alors que là-haut, le treuil a fini de récupérer le câble qui m'unissait à lui, aux bourrasques de poussières pourpres, aux vagues viciées ocres des siroccos chauds purpurins et aux tempêtes de mantes religieuses carminées. 


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines