Magazine Journal intime

Ce qui marche

Publié le 21 janvier 2008 par Ali Devine
Je déjeune avec mon amie Francesca dans une crêperie du cinquième arrondissement. Elle n'a passé qu'un an à Djerzinski : elle a demandé sa mutation à Paris et, coup de bol, elle l'a obtenue du premier coup. Mais elle a bien entendu été nommée dans un collège du nord de la ville, qui est encore pire que le nôtre pour ce qui est du niveau des élèves et des problèmes de discipline -qu'on ferait mieux d'appeler carrément, dans ce cas, des problèmes de sécurité. La compagnie quotidienne de Francesca me manque : c'est une femme intelligente, simple et chaleureuse, et c'est en plus une excellente prof de maths. En attendant la spéciale reblochon-hareng-gingembre, nous discutons évidemment du métier. Je lui donne quelques nouvelles de son ancien bahut et elle me parle du sien.

A priori, toutes les conditions sont réunies pour faire de son collège un véritable enfer. La principale regrette de ne pas avoir opté plutôt pour une carrière d'assistante sociale ; sa puissante empathie pour les élèves l'empêche absolument de les punir. Les CPE et la plupart de ceux qui sont chargés de maintenir un certain ordre dans l'établissement partagent cette tendance compréhensive et, du coup, il faut pratiquement tuer un camarade pour écoper d'une heure de colle. Francesca m'a raconté qu'un de ses élèves à taggué son nom, en lettres d'un mètre de haut, sur le mur d'une des salles de classe ; il a été convoqué dans le bureau de la principale -mais là, il a eu l'excellente idée de verser quelque larmes en évoquant la difficulté de son existence. Du coup, il n'a pas eu la plus petite punition. On ne lui a pas même demandé d'effacer son oeuvre (sans doute pour ne pas réprimer ses aspirations artistiques). Excellent signal envoyé à tous les autres.

Francesca a noté, par ailleurs, une proportion étonnante d'élèves psychologiquement instables dans son collège ; au sein de chaque classe, il y en a un ou deux qui ont des moments de folie ou un comportement habituellement anormal. Comme je lui demandais à quoi cette épidémie était due, Francesca m'a répondu qu'elle n'était pas psychologue, mais qu'elle avait fait quelques observations.
À Djerzinski, les élèves sont originaires d'à peu près tous les coins du monde et une certaine mixité sociale subsiste encore ; dans son nouveau bahut, l'homogénéité est beaucoup plus forte -80 % des parents d'élèves viennent d'Afrique noire et sont pauvres. Dans le quartier qui entoure le collège, on vit encore comme au Mali, au Niger ou au Tchad. Beaucoup de familles sont polygames, le père y est tout-puissant, les co-épouses se détestent cordialement, et il faut trouver sa place dans des fratries de quinze ou vingt. Le sort des filles n'est pas particulièrement enviable. On s'entasse dans des appartements bien trop petits, en incriminant l'insuffisance de l'aide sociale plutôt qu'une fécondité absurde. L'État français est principalement perçu comme un chasseur d'immigrés raciste et brutal ; le pays d'origine, ses coutumes, son style de vie et ses pratiques religieuses ou coutumières, sont en revanche exaltés à proportion des humiliations subies dans le pays d'accueil.
Pourtant les enfants sont nés en France, et n'ont pour la plupart pas d'autre nationalité que la française ; ils regardent TF1 et France 2, s'imprègnent malgré tout du discours porté par l'école publique, s'ennuient copieusement lors des vacances passées au bled. A l'adolescence, cet écartèlement entre deux cultures, entre deux aspects peu conciliables de leur identité devient insupportable pour les esprits les plus fragiles.

Francesca m'a dit, cependant, qu'elle prenait beaucoup de plaisir dans son travail et qu'elle obtenait des résultats dépassant toute espérance. Une action pédagogique originale a en effet été initiée par un de ses collègues. Ce dernier s'est creusé la tête pour essayer d'utiliser au mieux les moyens mis à disposition dans le cadre du dispositif Ambition Réussite, et notamment des assistants pédagogiques (des étudiants recalés au CAPES qui financent leur deuxième tentative et acquièrent un peu d'expérience en travaillant au sein des collèges).
La méthode retenue est la suivante. En début d'année, un test a permis de classer les élèves en trois catégories (trois étoiles pour les forts, deux étoiles pour les moyens, une étoile pour les très faibles, ceux qui ne connaissent pas leur table de multiplication et ont du mal avec les additions). Les meilleurs sont regroupés trois heures par semaine et font de l'approfondissement -sans doute avec Francesca, qui est tout de même docteur en mathématiques. Ce groupe est essentiellement composé d'élèves d'origine chinoise ou indienne. Durant ce créneau de trois heures, le reste de la classe est dédoublé : l'enseignant prend en charge les moyens, tandis qu'un assistant pédagogique fait du soutien et du rattrapage avec les plus faibles, à partir d'une préparation élaborée par le professeur. Cependant on ne peut pas parler de classes de niveaux, puisque les trois groupes sont régulièrement réunis pour des cours communs.

Ce dispositif expérimental n'a pour l'instant été mis en place qu'avec les élèves de sixième. Ses bénéfices apparaissent déjà spectaculaires. Chacun, quel que soit son niveau de départ, trouve dans les cours de mathématiques quelque chose d'accessible, et comprend beaucoup mieux le sens de sa présence à l'école, puisqu'il parvient à suivre ; les problèmes de discipline sont dès lors sensiblement réduits, et la plupart des élèves se mettent à travailler. Une dynamique positive apparaît dans chacun des trois groupes : même chez les faibles, une tête de classe se constitue, qui tire les autres vers le haut et se fixe l'objectif de passer au niveau supérieur. Le fait de bien travailler, de faire ses devoirs n'est plus perçu comme une bouffonnerie mais comme un jeu qui en vaut la chandelle. En effet les élèves les plus en retard bénéficient également d'évaluations adaptées et peuvent, s'ils ont fait des efforts, décrocher des 15 et des 17/20 -ce qui serait inconcevable dans un système classique. On imagine la satisfaction des parents quand ils voient le bulletin de notes (et leur surprise quand leurs gamins affirment tout de go que, maintenant, ils aiment les maths). Les petits cracks, quant à eux, sont ravis de pouvoir résoudre des équations compliquées ou étudier des combinaisons d'échecs plutôt que de réécouter pour la n-ième fois l'explication d'un théorème qu'ils ont parfaitement compris du premier coup. Enfin les enseignants constatent lors des évaluations que le niveau de leurs troupes monte à vue d'oeil, ce qui est évidemment très gratifiant.

Ce système, qui combine idéalement enseignement de masse et différenciation pédagogique, requiert deux ingrédients. Le premier est le supplément de moyens qu'apporte le classement de l'établissement en Ambition Réussite : sans assistants pédagogiques, il serait impossible de travailler ainsi. Le second est un groupe de professeurs soudés, motivés et bosseurs. Il faut préparer trois cours pour une seule classe, trois types d'évaluation, et rencontrer régulièrement les collègues pour déterminer au jour près la progression du cours. C'est un énorme surcroît de travail, ne donnant lieu à aucun supplément de rémunération (et pourtant, ici, il ne faudrait même pas parler de mérite, mais simplement de gratification pour un effort pédagogique exceptionnel, à l'efficacité vérifiable).

Heureusement, l'expérience montre que les meilleurs professeurs sont souvent les plus désintéressés.

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