Magazine Journal intime

Les filles.

Publié le 05 février 2011 par Douce58

    Dans notre équipe il y avait aussi, moins assidues à nos jeux toutefois, deux fillettes, deux jeannettes, Jeannette B. et Jeannette P.  L’une était brune, l’autre avait des cheveux châtain clair. Toutes deux étaient jolies. Leur rôle, très féminin, consistait à nous regarder livrer des batailles imaginaires ou disputer entre nous des tournois de chevaliers. Elles étaient nos dames, nos fiancées, mais se changeaient parfois en infirmières, pour panser nos plaies valeureuses ou, plus ordinairement, en cuisinières, pour nous préparer de solides soupes d’herbes et de cailloux, dont nous faisions mine de nous régaler.      Entraînée par nos jeux de rôles, Jeannette P. alla même, un jour, jusqu’à découper aux ciseaux des franges dans le bas de sa robe, pour se donner l’apparence d’une squaw. Bien entendu, cette initiative ne fut pas du tout du goût de sa mère, qui en parla à la mienne, avec quelques reproches amusés à mon endroit (en tant que meneur de jeux, j’étais l’instigateur involontaire mais réel de cette bêtise.)      L’univers des filles resta longtemps pour moi, qui ne côtoyais, comme il était de règle à l’époque, à l’école comme au patronage, que des garçons, plein de mystère et de merveilleux.   J’avais bien eu, à l’âge tendre de la maternelle, une petite « fiancée », qui portait des anglaises et s’appelait Marie-Jeanne, mais l’entrée à « la grande école » avait mis fin à cette idylle enfantine. Je tombai vaguement amoureux entre mes huit et mes seize ans de jeunes filles plus âgées que moi, en la présence desquelles, submergé par la timidité, je restais sans voix. Ces princesses inaccessibles se rangeaient plus ou moins dans mon esprit aux côtés de la femme de Barbe-bleue.  Je m’explique :
      En quelques rares occasions - fête liturgique ou kermesse - les garçons du patronage  Notre Foyer, dont je faisais partie, étaient invités dans celui des filles, qui occupait, au fond de l’impasse Saint-Christophe, des locaux attenants à l’église paroissiale du même nom. Ces demoiselles y disposaient d’une belle salle de théâtre, où elles jouaient, en costume, des pièces qui avaient, ma foi, beaucoup d’allure. 
      Celle qui m’avait le plus fasciné et dont je revois encore les décors, où le bleu dominait, était une adaptation scénique du conte de Barbe-bleue. L’héroïne, une grande et belle jeune fille, gisait sur les planches, dolente des brutalités de son féroce époux, ses longs cheveux moirés épars autour de sa tête comme des rayons de lune. J’eusse donné dix ans de ma vie pour être au nombre de ses frères, qui devaient venir la délivrer et dont sa sœur, du haut du donjon, guettait au loin l’arrivée :
                                            Anne, ma sœur Anne,                                           Ne vois-tu rien venir ? 




      Mais mon émotion fut à son comble, quand je crus reconnaître dans la femme de Barbe-bleue la demoiselle du manoir, la belle et distinguée Magali.      Il y eut un entracte, dont il m’est resté une autre image forte : les lèvres passées au bâton de rouge d’une jolie brune vêtue d’un justaucorps et d’un tutu blancs, qui devait faire partie d’un ballet et qui, venant du fond de la salle, était apparue dans mon dos sur les gradins. Sa bouche ravissante s’arrondissait pour exhaler un souffle, qu’elle dirigeait vers le visage de mon voisin immédiat, resté, lui, dans l’ombre de la salle et dans celle de ma mémoire... Ce devait être son « fiancé », mais je devinais entre eux une connivence sensuelle nouvelle pour moi et qui rendait dérisoire cette appellation enfantine. Leur manège amoureux m’emplit à la fois de trouble et de jalousie.      Ainsi, le même jour, dans le même lieu (et il est significatif que ce fût un théâtre !) j’eus la révélation de l’amour sublimé et l’intuition de l’amour charnel.

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