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La boîte de jazz

Publié le 23 janvier 2008 par Laurent Matignon

Petit laid


Chapitre 14
Il a neigé cette nuit. Une neige grise, terne, poisseuse. Une neige qui colle aux vêtements comme une seconde peau. Une neige qui a déjà, en grande partie, fondu. Comment cela a-t-il bien pu se produire avec un thermomètre endormi et un soleil anesthésié, c’est un mystère. Mais c’est une froide réalité.
Des flaques de boue purulentes se disputent âprement le moindre coin de rue. Leurs cadavres visqueux luisent lugubrement dans la brume épaisse. Une brume qui s’infiltre partout, une brume qui semble pénétrer dans l’intimité des cœurs et des corps.
L’air n’est que brume.
Il me vient soudain à l’esprit que je ne serai nulle part à l’abri face à cet ennemi trop visible. Et surtout pas entre quatre murs blancs.
Je sors.
Comme chaque jour.
Le brouillard me poursuit de son regard pénétrant, il accompagne tous mes gestes avec grâce et volupté. Je sens son souffle sur ma nuque, des frissons me parcourent le corps. Mon corps. Il semble vouloir s’en emparer, mais je n’ai pas l’intention de le laisser faire.
J’ai croisé quelques pauvres hères. J’ai senti leur vapeur suinter autour de moi.
J’aperçois une lueur tremblotante au coin de la rue. Je ne peux en détacher mes yeux. Même si je le voulais, je ne le pourrais point. Plongez vous dans le noir, et votre regard se fixera immanquablement sur la moindre source lumineuse.
C’est un café. « Au Paradis Sauvage.» Le nom me plaît, j’y pénètre avidement.
Il s’agit d’un de ces bars qui font et ont fait la réputation du grand Nord. « Bar ambiance, cave voûtée », nous dit le dépliant. Je crois que le mot sur lequel il faut lourdement insister est « cave ». Définitivement. S’engouffrer dans ce bar me rappelle tant de souvenirs. Lorsque je me réfugiais dans la cave de ma grand-mère. Mon jardin secret.
Pourtant, Dieu que sa cave sentait mauvais ! La vieille même exhalait de sa propre personne une odeur fétide et repoussante. Un mélange de poisson mariné dans un lit de goudron breton et de boulettes de pigeons faisandés, le tout dans sa sauce pipi de chat. Un régal pour les sens.
Son débarras était néanmoins une vraie caverne aux trésors. Jamais je ne me lassais de fouiller et farfouiller dans ces cartons et ces caisses empilés, éventrés, délaissés. Et la décoration qui dégueule à présent sous mes yeux incrédules est furieusement identique à la cave de mon enfance. Un décor sobre, brut, sans chichi. Mais je ne peux m’empêcher de trouver cela immonde.
Il faut croire que j’ai passé l’âge.
En parlant de « caves », j’en ai en ce moment deux spécimens d’une extrême pureté à quelques pas de moi. L’un est petit, courbé, le cheveux ras, l’œil droit terne et glauque, le regard inexpressif. Son accoutrement complète ce monstrueux déguisement. Il ferait à n’en pas douter un sujet de reportage idéal pour l’ORTF. Sans doute un supporter lensois. Son compère est sale, une barbe de quatre jours lui ronge le visage. Ses joues sont rosées comme un jambon tout droit sorti de chez le boucher. Lui porte l’indécrottable jean bleu-éboueur, surmonté d’un sweat Umbro. Ces deux là auraient pu être sélectionnés pour une série AB Production. Et dire que ces choses se reproduisent ! Et dire que ces créatures sont dotées du droit de vote ! Putain de suffrage universel.
Par gêne plus que par envie – je ne m’imagine pas ressortir après les avoir ainsi détaillés –, je commande une pression. Nous sommes dans le pays de la bière, après tout !
C’est comme ça que je me retrouve à siroter lentement, mais alors très lentement, une infâme décoction pisseuse recouverte d’une écume douteuse. La même que j’ai aperçue l’autre jour avec Carine à Berk Plage – quel nom judicieux ! –, sauf qu’il y flottait de petits bouts d’algues et de chiures de poiscailles.
Je comprends mieux pourquoi cette mixture est d’un prix si abordable. Tout s’explique si l’on veut bien s’en donner la peine.
Je laisse traîner mes oreilles sur leurs conversations insipides ; je n’ai rien de mieux à faire. J’apprends que le plus âgé est chauffeur de bus chez Transpole, et ce apparemment depuis un bon moment. Sans doute dès sa sortie du lycée, à l’âge de seize ans. Entendons-nous bien : « lycée » au sens large, collège et primaire compris. Une bonne situation, donc. Le type se plaint de ses conditions de travail épouvantables. « Tu te rends compte que j’ai encore travaillé dimanche dernier ! Et à sept heures du matin, en plus ! Ça peut plus durer. Avec ce salaire de misère, en plus ! Je suis en train d’en parler aux collègues, ils sont d’accord. Y en a marre que les patrons s’en mettent plein les fouilles sur notre dos. » J’en ai la larme à l’œil. Le même refrain depuis des décennies. Le même recueil d’inepties. Le même discours à la fois touchant de naïveté et surprenant de bêtise.
Le nabot se contente d’acquiescer à chaque phrase de son compère. Moi qui m’attendais à un poignant débat façon Laurel et Hardy, ma déception est immense.
Je règle ma consommation – je viens par la même occasion de découvrir une nouvelle définition du masochisme –, puis je ressors affronter le froid qui m’a docilement attendu sur le pas de la porte.

Michel jonasz la boite de jazz
envoyé par jc761

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