Magazine Journal intime

[FIC 14] Métaphore du nuage de plâtre.

Publié le 23 février 2011 par Routedenuit

De grandes dalles de carrelage blanc. Sur tous les murs. Penser à laisser de la place pour la cabine de douche, la baignoire et les deux grandes vasques en grès. Poser une frise, peut-être. Et puis les plinthes ? « Tu feras attention au miroir hein, j’en retrouverai jamais un comme celui-là. »

Il y avait de la poussière de plâtre partout. Elle s’infiltrait dans ses lunettes, sous ses ongles, parfois même dans ses poches. Didier n’avait jamais aimé le bricolage, mais il s’était promis un jour de refaire la salle de bain lui-même. Une idée saugrenue qu’il se reprochait constamment d’avoir formulée à haute voix pendant un dîner entre amis, devant une Éliette aussi émerveillée que pessimiste quant à l’issue du futur chantier.

Didier avait tenu parole. Il avait commencé par prendre les mesures des murs, du sol et de l’ancienne baignoire. Éliette, de son côté, avait choisi le carrelage et une peinture à son goût. Elle s’était inspirée d’un vieux magazine de déco qui était devenu son livre de chevet. Didier s’était plié à toutes ses exigences, sans broncher. Elle avait même fait des dessins, comme à l’époque des Beaux-Arts pour qu’il ait une idée précise de l’objectif à atteindre. Sans y croire une seconde, il avait passé des week-ends entier à écumer les drogueries et les grands magasins d’aménagement. À force de lire des modes d’emploi, il avait même fini par acquérir le vocabulaire de ceux dont c’est vraiment le métier, de poser des baignoires, carreler des sols et peindre des murs. Comme un robot. Alors quand elle proposait de rajouter une étagère, ou de changer la forme de la baignoire, Didier souriait. Comme ces pères qui se moquent gentiment de leurs filles le jour où, au jardin d’enfants, elles disent qu’elles deviendront princesses et qu’elle vivront dans d’immenses châteaux. Didier souriait, pour ne surtout pas la contrarier. Elle rêvait de cette salle de bain, il lui devait bien ça.

Il avait dévalisé des librairies spécialisées avant de se lancer. Ils n’avaient qu’une seule salle de bain, ce serait quand même dommage de la saboter à cause d’une erreur de novice. En fait, ce qui énervait le plus Didier, c’était cette sensation de débarquer dans un univers duquel il ne connaissait rien. À une autre époque, il aurait fait appel à des professionnels qui se seraient chargés du chantier pendant son absence, mais Éliette l’aurait haï pour ça. Elle lui avait tendu un piège. Pour faire les travaux, il devait rester à la maison. Refuser des rendez-vous, des conférences, des séances de travail. Rester près d’elle, l’obliger à réinvestir la maison, le foyer. Elle avait réussi son coup.

Après presque deux mois de chantier, la nouvelle baignoire était posée. Les vasques aussi. Il ne restait plus que le carrelage.

Quand Didier rouvrit les yeux la première fois, il sentit une odeur d’éther mêlée à celle de draps trop propres pour être honnêtes. Son premier réflexe fut donc celui de vomir. Vomir tout l’alcool de la nuit d’avant, dont il n’avait aucun souvenir. Il comprit rapidement où il était sans pour autant savoir pourquoi. Didier était allongé dans un lit, perfusé à la main droite. Des deux côtés du matelas, les infirmières avaient monté des barreaux. Certainement pour qu’il ne tombe pas. Un cordon reliait ses deux narines à un dispositif qu’il n’arrivait pas encore à identifier. Ses yeux étaient collés et la lumière lui faisait terriblement mal à la tête. Didier n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il voulait bouger, au moins se redresser mais aucun de ses membres ne répondait. C’était sûrement grave.

Des souvenirs lui vinrent comme des flashes. Il se rappelait du bar, de la vodka, puis de cette anonyme au visage familier. Des cigarettes. De ce jazz sourd et entêtant. Et finalement du taxi. Des néons et de la neige. Et puis rien. Un trou noir. Il avait mal partout, mais il lui était impossible de dire si les courbatures étaient dues à l’ivresse ou à la raison pour laquelle il était coincé dans ce lit, comme un enfant qu’on a couché. Des pas précipités. Du bruit. Une voix féminine forte et alerte.

« Il s’est réveillé ! »

Didier détourna la tête violemment. Il ne supportait pas l’idée qu’on puisse le voir dans cet état. Son regard se posa  machinalement sur le sol. Du carrelage blanc, immaculé.

Et comme une évidence, son cauchemar récurent se remplit de sens. Les sacs de faïence sur le quai de la gare, le bris des carreaux, le bruit assourdissant, les larmes.

Il ne dormait plus depuis trois semaines, parce qu’il savait déjà qu’il ne finirait pas cette salle de bain.



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