Magazine Journal intime

26 Ans Après, Alexandra J : De La Rancune?

Publié le 28 janvier 2008 par Mélina Loupia
J'ai souvent été accusée à tort ou à raison d'avoir une excellente mémoire. Revoir les choses, les gens aussi clairement que si l'action venait de se passer. Parfois, certains détails anodins paraissent même flagrants, comme d'une couleur plus vive que le reste du décor, une chaussette trouée, un mur gris, le temps qu'il faisait, ce qu'il ou elle disait derrière, la musique d'alors ou la position de ma chaise par rapport au bureau. Mais s'il est foule de détails inutiles, il n'en reste pas moins que les blessures sont toujours à vif. Peut-être un jour, sur un coin de divan, expulserai-je ce profond désarroi qui ne m'a plus quitté depuis, et alors serai-je enfin changée, déparasitée, lavée, nouvelle? En attendant, je vis avec elle, contre elle depuis tout ce temps, ce jour où elle a ravagé mon existence. Les enfants sont cruels, ils ne se font pas de cadeaux, il faut les laisser se débrouiller entre eux, tout ce qui se passe dans la cour de récréation est leur affaire, tant qu'il n'y a pas d'écorchure sur les genoux ou de griffure sur les joues, ils apprennent à se respecter et se faire respecter, parfois même, une petite bagarre met tout à plat, du moment que les notes se sont pas en baisse, peu importe, ça ne peut pas être si dramatique. Un enfant qui pleure pissera moins au lit. Je n'ai jamais été jusque dans ces extrêmes, encore que le message aurait été plus facile à détecter. Il m'a fallu des mois et des mois pour prouver à mes parents qu'il était temps qu'ils osent de mêler de ce que les enseignants leur recommandaient à l'époque de se garder de faire. " Mais enfin, ça fait plus d'une semaine que tu manges rien, même pas un dessert, pas de goûter, tu vas nous dire ce qu'il se passe? -... -A deux heures, je vais voir la maîtresse. -Maman, non, je lui dirai que tu veux la voir, mais après l'école, quand tout le monde est rentré chez soi. Je veux que personne ne sache. -Mais si tu veux que j'aille lui parler, il faut que tu me dises de quoi! -C'est à cause d'Alexandra. -Encore elle? Mais je croyais que vous étiez copines? Elle t'a invitée à dormir, à son anniversaire?" Et tout réside dans cette contradiction permanente qui a duré trois années scolaires. Une des raisons pour lesquelles je culpabilisais tant de me plaindre ce jour-là. Alexandra J. a débarqué de son bordelais puant au début du CE1. J'avais déjà pour ma part fait ma place au sein de la classe qui n'avait pas bougé depuis la grande section. Deux ou trois amies filles, un garçon et ma grande-sœur qui ne serait plus là cette année pour me rassurer, mais qu'importe, je n'étais pas la petite nouvelle que tout le monde allait scruter dans les rangs ce lundi. Le soleil n'était pas très haut, mais déjà très chaud, un dix septembre, avec une tramontane légère qui séchait déjà la bouche. Elle était au fond du rang. Elle donnait à la classe un nombre impair et se retrouvait donc orpheline de main lorsqu'il s'agissait de s'aligner devant l'instituteur, ses lunettes et sa casquette de flanelle. Mais sa mère était avec elle. Petite, le visage tanné par l'océan, ronde, presque obèse. Des nattes collées du front à la nuque et de grands anneaux ciselés au bout de chaque lobe. Un regard noir, mais un rictus hautain, méprisant des gens de cette côte qui rivalisait avec la nôtre. Elle portait un survêtement rose et blanc, avec une capuche à lacet, des chaussures de sport aussi blanches que le pompon de ses chaussettes roses en mousse. Le pied droit rentrait légèrement et les genoux se touchaient sans gêne. A ses pieds, un cartable Tann's en cuir beige retourné, qui n'avait jamais servi et qui tenait droit sans aide. Elle défiait à elle seule les quatorze paires d'yeux qui la scrutaient, alors que sa mère l'attirait vers elle par l'épaule. Si le port de la blouse avait été encore obligatoire, de toute façon, la sienne aurait été plus éclatante que la mienne. La perfection vestimentaire et le mépris qu'elle dégageait suffisait à ce que sans un mot, elle me défiait déjà. Le hasard a voulu qu'à partir du premier jour d'école, elle avait pris la place de ma copine d'alors, Cécile, depuis le CP assise derrière moi. Elle s'était donc positionnée comme une entrave. En moins d'un trimestre, elle avait déjà creusé un large fossé relationnel entre mon petit cercle d'amis et moi. Comme un aimant, elle était le noyau d'un atome de courtisanes, les garçons étant encore aux prises avec leurs jeux de guerre ou de balles. Cécile s'éloignait, puis revenait pour repartir à chaque fois que j'avais l'impression qu'enfin, je pouvais la récupérer dans mon cœur. Toujours plus sournoise, insidieuse, elle avait révolu toutes nos habitudes et rituels de jeux, de bavardages et de confidences. Pendant la classe, Alexandra régulait la circulation des petits mots échangés dans le dos du maître, interceptant certains d'entre eux pour les falsifier, et répandre les rumeurs les plus noires à mon sujet.  "Mélina a des poux, à la récré, ne pas l'approcher." "Mélina vient de me dire que tu étais une salope." Et Mélina voyait tout, entendait tout. Mais Mélina refusait d'être exclue du cercle, Mélina voulait être l'amie de tous, mais surtout d'Alexandra. Jamais je n'aurais pu m'interposer ou aller à l'encontre de ce qu'Alexandra avait décidé. Elle avait tout ce que j'avais, mais en mieux, en neuf, en moins délavé. Quand je démêlais mon élastique distendu, elle en sortait toujours un de neuf, raide et blanc. Quand j'apportais mon stylo à plume offert par ma grand-mère à mon anniversaire (Un Waterman ivoire et sa plume dorée à l'or fin, dans un coffret bleu marine.), elle amenait les quatre derniers stylos à bille effaçables dont tout le monde raffolait à l'époque. Elle était la seule à les avoir de toutes les couleurs. Elle faisait semblant de me les prêter et me les retirait des mains au dernier moment. Pour son anniversaire, elle faisait passer à toute la classe des enveloppes violettes contenant du papier assorti les petits cartons d'invitation pour le mercredi suivant. J'avais reçu la mienne comme les autres qui mentionnait que je n'étais pas conviée. Lorsque j'ai porté le carton à ma mère, elle m'a prise dans ses bras. "C'est aussi pour ça que je n'organise jamais de fête pour vos anniversaires. C'est pas grave, mercredi prochain, je t'amène faire les courses." Et le mercredi suivant, à l'heure de midi, le téléphone avait sonné, c'était Alexandra. "Pourquoi t'es pas venue? -Tu m'as pas invitée. -C'était une farce, demande à ta maman de t'accompagner, on t'attend tous." Lorsque j'étais arrivée, après la bataille, la mère d'Alexandra m'avait gardée des frites et du gâteau au chaud et j'ai mangé pendant que les autres jouaient entre eux, comme ils ont continué de le faire tout l'après-midi. Maman n'était pas entrée dans cet appartement aseptisé, ni à l'aller, ni au retour. Sa façon à elle de ne pas cautionner ce que cette chipie me faisait subir, mais de comprendre en même temps que j'avais besoin de m'intégrer. Deux années de primaire se sont écoulées de la même façon, tyrannisée et hypnotisée que j'étais. Jusqu'au CM1, l'année où j'ai estimé qu'il suffisait largement. Ce midi où j'ai repoussé lentement mon plat favori, des spaghettis emprisonnés dans le fromage râpé et parfumés aux quatre épices. Pas de viande. Même le riz au lait au citron de ma mère m'indifférait. "Je vais te le dire maman, je vais tout te dire. Hier, Yann, Olivier et moi, on a reçu un dictionnaire pour nous féliciter de nos résultats. Je l'ai rangé dans mon casier, à droite, tu sais, sous le trou de l'encrier. On est partis à la récré et quand on est rentrés, mon tube de colle liquide était renversé, la tête en bas, dans le trou de l'encrier. Toute la colle s'était versée sur le dictionnaire. Je sais que c'était elle, quand je l'ai regardée, elle a ri avec Cécile et les autres. Je n'ai pas voulu le dire à Madame Frémont. Mais je sais que c'est elle. Avant-hier, elle m'a traitée de pute devant tout le monde à la gym. Et après de rapporteuse et de chouchou. Elle aime pas que j'ai des vingt tout le temps. J'en ai marre, je voudrais changer d'école." C'est ce que ma mère avait fidèlement rapporté à Madame Frémont, le soir, bien après la sortie des classes, debout, devant le portail de l'école. Les adultes, ils ont la chance de dénoncer quand ça leur chante, on leur en veut pas. J'avais misé tous mes espoirs dans cette conversation, que je suivais de loin mais de près, assise dans la voiture. Le lendemain matin, quand maman m'a déposée, à la dernière minute comme d'habitude, car elle détestait voir cet agglutinement de voitures de mamans postée une heure avant la sonnerie, pour prendre le temps de faire passer les derniers ragots de bouche en oreille mal intentionnées, la mère d'Alexandra, de celles-là, était encore là, accoudée à la fenêtre de la portière ouverte, comme attendant quelqu'un. A midi, sur le chemin du retour, ma mère n'a pas décroché un mot. Et ce n'est qu'à table qu'elle m'a fait le compte-rendu de l'entrevue musclée qu'elle avait eue avec la mère de mon bourreau. "Elle m'a finement menacée de porter "l'affaire plus haut" si tes accusations mensongères ne cessaient pas, et qu'elle comptait sur moi, mère de trois enfants qui choyait sa seconde tellement bien qu'elle est la première de la classe, pour te faire la leçon. -Madame Frémont m'a dit que ce soir, elle parlerait à Alexandra après la classe, et qu'elle convoquerait sa mère aussi. -Elle m'a dit la même chose, j'espère que ça portera ses fruits, maintenant, je t'en supplie, mange." Le soir, effectivement, après le brouhaha généré par les cartables, les chaises traînées sous les tables, la sonnerie et les cris de libération stridents, j'ai vu la maîtresse retenir par les sangles des cartables Alexandra, mais aussi Cécile. Je suis partie confiante chez moi, pleine d'espoir. J'ai englouti sept biscottes beurrées trempées dans un chocolat chaud, comme je l'ai dit à ma grand-mère au téléphone. " Peu importent les ennuis à l'école, il te faut manger. Tu sais ce que tu as fait et pas fait, cette petite n'aura que ce qu'elle mérite, seule l'honnêteté paye." J'ai dormi artificiellement, grâce à la cuillérée de sirop calmant que je prenais quotidiennement depuis près de trois ans et je suis partie fraîche comme un gardon le lendemain matin. Alexandra et Cécile m'attendaient, main dans la main, en souriant. "Madame Frémont nous a attrapées hier. -Je sais." A mesure qu'elle me parlait, j'avais l'impression que ses dents s'allongeaient, que sa voix grossissait. Bientôt, toute la classe, qu'elle avait avertie avant mon arrivée, nous entourait. Je me rappelle avoir tremblé de peur, mais aussi de colère et de résignation. "Elle a commencé à nous engueuler, de nous accuser pour la colle. Et nous, la colle, on y est pour rien, c'est toi qui l’as renversée, on le sait, on t'a vue et on le lui a juré. Elle nous a crues. On lui a dit qu'on avait trouvé injuste que nos parents nous punissent pour si peu et que c'était ta faute si on te détestait autant, t'avais qu'à pas tout répéter à ta mère. Et alors elle nous a crues, elle nous a félicitées de lui avoir tout dit et elle nous a même fait une bise." C'était en octobre. Jusqu'en juin, j'ai passé l'année au fond, j'avais demandé d'être seule à ma table pour deux. Toutes les récréations, je les passais sous le préau, à réviser, confortant les autres dans leur opinion. Comme je mangeais à la cantine, dès la fin du repas, je me voyais confier les clés de l'appartement de l'autre instituteur, qui me donnait des leçons de piano et m'autorisait à aller répéter chez lui, en son absence, confortant les autres dans leur opinion. Je suis sortie du CM1 première de ma classe, avec les félicitations de tout le monde. Mon dictionnaire avait été remplacé. L'été a passé. A la rentrée, la providence a mis sur mon chemin Agnès, nouvellement arrivée dans l'école, issue d'une famille telle la mienne, modeste, mais fière de son statut de clan soudé, dans lequel j'étais acceptée comme la quatrième de cette fratrie féminine. Agnès et moi nous sommes retrouvées, alors même que nous ne nous connaissions pas. Chacune avait probablement trouvé une bouée de sauvetage en l'autre et s'y agrippait fermement. J'ai effacé Alexandra de ma vue, de ma mémoire pendant toute cette année. Cécile s'est retrouvée moins intéressante à courtiser, Carine était assise à ma table et je la retrouvais enfin, depuis le CP. Yann et Olivier me talonnaient toujours dans les notes et les contrôles et ils n'ont jamais réussi à me voler la vedette. La mère d'Alexandra avait refusé que sa fille unique soit mélangée à la populace catalane que le secteur envoyait vers le collège le plus proche, peu réputée pour sa qualité de discipline et d'enseignement à l'époque, et avait usé de tous ses pouvoirs pour obtenir la dérogation que seule une élite pouvait atteindre, de longueur de bras. J'ai passé les plus belles années de ma vie d'école dans ce collège, avec d'excellents résultats, copines, copains, amours, amis, emmerdes, acné, et rébellion de mon âge. Mais jamais je n'ai oublié les sévices psychologiques, l'emprise irrésistible et les traces invisibles mais indélébiles qu'Alexandra J. avait laissées dans mon cœur et ma tête. Aujourd'hui, je lui dois tout. Mon manque de confiance. Mon malaise permanent de ne jamais être à la bonne place, habillée, coiffée comme il se doit. Ma paranoïa aigue. Cette traque toujours présente. Et peut-être même cette antipathie quasi-systématique envers le corps enseignant qui parfois, cède la part belle au moins offrant, sous prétexte qu'à cette époque là, je travaillais tellement trop bien que je ne pouvais pas souffrir autant de la situation. Je ne pouvais que mentir ou envenimer le problème avec Alexandra J., toujours souriante, polie, agréable et angélique quand il le fallait. Souvent je rêve que le hasard nous fasse nous rencontrer. Qu'elle ne se souvienne que de mon nom, et pas du reste, que je me ferais un malin plaisir de lui remettre en mémoire. Ce jour, je l'imagine à l'occasion d'une rencontre entre anciens, entourées de tous les témoins plus ou moins muets de l'époque. La colle, le dictionnaire, les petits mots, l'anniversaire, l'élastique et tout le reste, je me vois les sortir de mes poches et les faire défiler sous ses yeux et ceux des autres, comme une ribambelle de papier découpé. Je me plais à penser qu'à son tour, elle tremble de peur, de colère et de résignation. Et même si je tente à la moindre occasion que la vie me donne, d'expliquer à mes enfants que la rancune ne mène à rien, je ne peux pas m'empêcher de la ressentir avec toujours autant de force envers Alexandra J., à laquelle je ne souhaiterai jamais le bien.

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