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Marcu Biancarelli, Vae victis

Publié le 15 mars 2011 par Angèle Paoli
Marcu Biancarelli , Vae victis et autres tirs collatéraux,
Materia Scritta, 2010.


LES POINGS DANS LES POCHES

  Je relis le Vae victis de Marcu Biancarelli. Je le relis dans le désordre. En commençant par la fin. Pour faire peau neuve à ma lecture. D’ailleurs l’ouvrage s’y prête. Puisqu’il s’agit d’un « recueil » constitué d’articles indépendants les uns des autres. Précédemment publiés, certains à l’occasion de colloques, ces textes proviennent, pour la plupart, de la revue bilingue A Pian d’Avretu, mais pas exclusivement. Il s’agit de chroniques ― quinze en tout si l’on compte la préface ― assez brèves dans l’ensemble. Ces chroniques et autres textes « collatéraux », couvrent une petite dizaine d’années. De 2001 à 2010. Quel que soit le sujet abordé et quelle que soit l’époque de leur rédaction, l’humeur est la même. Humeur provocatrice du pamphlétaire, mais davantage encore celle, rageuse, du révolté. Le style dominant de ces textes est celui de la rage. Tension constante du vaincu en souffrance, la rage est libératrice, qui draine l’écriture de l’auteur. Qu’il s’agisse de territorialité, de patrie, de langue corse, de riacquistu, de considérations sur la vie insulaire, de littérature ou d’enfance… le ton est le même ainsi que l’esprit. Qui est celui de la révolte du vaincu assujetti à son malheur. Une révolte dont l’auteur s’explique, en rapport avec l’apprentissage de la vie et les désillusions dont elle l’a nourri.

  Ce qui frappe en premier lieu dans l’écriture de Marcu Biancarelli, c’est son authenticité. Ici, point de concessions. Pas davantage pour les uns que pour les autres. L’écrivain ne fait pas de cadeaux. Ce n’est pas son genre ! Nul n’est épargné, pas même les intellectuels officiels, ceux qui se sont greffés sur les institutions de l’île et dont la place semble plus que jamais incontestée ! L’auteur de Murtoriu, roman écrit en langue corse (du sud), n’appartient pas à cette catégorie. Il s’en défend. Contesté en tant qu’intellectuel corse par la « nomenklatura » en place, l’auteur se range ouvertement du côté des « marginaux », des « alternatifs », « auteurs, artistes, poètes, qui ont dû se construire le plus souvent hors des circuits du pouvoir », et continuent de poursuivre leur voie dans « un combat permanent », envers et contre tout. Et contre tous ! Compte tenu de ce constat, la position de Biancarelli, explicitement exposée dans la préface du recueil, relève de la revendication :

  « Je me situe sans honte dans la deuxième catégorie. Non pas pour me valoriser […] Mais parce que c’est la réalité de mon quotidien […]. Je vois même dans cette appartenance qui est la mienne, je le reconnais, une forme de normalité, voire de jouissance, et je vais jusqu’à penser qu’il est bon que certains créateurs connaissent ces mises à l’écart, ces censures déguisées, ces dénigrements qui leur permettent d’apprendre la rigueur, la détermination, la remise en cause individuelle, le doute et les angoisses liés. Ainsi se construit une conscience, ainsi se mesure aussi, dans la souffrance le plus souvent, l’importance primordiale de ne jamais s’inféoder à aucun pouvoir. »

  C’est donc une écriture courageuse que celle de Marcu Biancarelli, une écriture coup de poing dans la fourmilière des idées reçues à propos de la Corse. Du reste, l’auteur, né en 1968, ne s’épargne pas lui-même et s’il cite les ouvrages qui sont les siens, c’est souvent pour étayer une argumentation qui a besoin d’être clarifiée. Il est modeste d’ailleurs, se défend de se mettre en avant, s’explique pour éviter les malentendus ou désamorcer les procès qui lui sont faits. Son désir de transparence et de lucidité est omniprésent. Omniprésente également, l’honnêteté foncière qui guide son discours. Ce qui domine l’ensemble de ces articles, c’est donc le souci d’être vrai, ce désir profond de dire sa « propre vérité », d’être en adéquation, le plus possible, avec lui-même. Désir d’être compris et accepté dans le témoignage qui est le sien et celui de l’époque dont il est issu. Quant à la matière du livre, elle rejoint d’une certaine manière la préoccupation première de Montaigne qui écrit, au début des Essais, « je suis moi-même la matière de mon livre ». Le moyen de comprendre les autres si l’on ne se connaît ni ne se comprend soi-même ? Plus près de nous et plus proche de l’esprit de Marcu Biancarelli, il y a Erri De Luca, que l’auteur cite en exergue sur la jaquette de Vae victis : (…) J’écris sur la matière qui m’a écrit (Scrivo sulla materia che mi ha scritto).

  Cette matière-là, c’est dans l’enfance qu’il faut en chercher l’origine, dans la faille ouverte grande au moment du retour en Corse. Non que le village de l’Est de la France où le jeune garçon vivait avec sa « smala » de famille, fasse figure de « paradis perdu ». L’enfant Biancarelli ne se retourne pas sur ce passé-là, il n’en éprouve aucune nostalgie. Mais bien dans l’écart considérable creusé entre la vie paisible vécue jusqu’alors et l’autre vie découverte au milieu des petits Corses de son âge. La souffrance éprouvée alors est à la hauteur des coups endurés, puis assénés. De cette souffrance subie dans son jeune âge découlent toutes les autres. Comment résister dès lors à la vision pessimiste née de la « défaite » de la Petite Patrie ? Comment se résoudre à se laisser sombrer « dans le grand chaos d’un engloutissement, dans l’assimilation terminale » et à rejoindre sans broncher le « mécanisme implacable du grand nombre » ? « Tout est foutu », déclare d’emblée Marcu Biancarelli dans l’incipit du texte éponyme du recueil, « Vae victis ». Et l’auteur —  qui cite le Louis-Ferdinand Céline de Voyage au bout de la nuit : « Vous êtes un lâche, Ferdinand » — de poursuivre sur sa lancée, dans une langue appropriée à sa pensée du moment :

  « Ben oui, qu’il a dû répondre, Ferdinand, et moi aussi, j’aurais répondu comme ça, parce que j’ai eu peur de la prison, et j’ai eu peur de trahir mon éducation, qui n’était pas si mal que ça finalement. Alors j’ai sauvé ma peau. Mais conflit il y a eu, ça c’est sûr, et si j’ai pas été un bon combattant, j’ai quand même été un Spartiate de la langue nationale plus que de raison, mais franchement, si je me penche vers l’analyse, là sur mon divan, ce que j’ai envie de dire c’est que c’est foutu. Voilà. »

  Comment être « méchant » avec Biancarelli ? Comment le « descendre » ? On voudrait bien, pourtant, y parvenir. Ne serait-ce que pour lui faire plaisir ! Ouvrir les vannes de la critique injurieuse et écrire sans retenue : Monsieur Biancarelli « nous dégoûte, nous fatigue, sans nous étonner… » Un sous-Céline « sans essor… Un pauvre imbécile maniaque de la vulgarité gratuite… une grossièreté plate et funèbre… » Mr. Biancarelli « est un plagiaire des graffiti d’édicules… rien n’est plus artificiel, plus vain que sa perpétuelle recherche de l’ignoble… même un fou s’en serait lassé… » Mr. Biancarelli « n’est même pas fou… Cet hystérique est un malin… Il spécule sur toute la niaiserie, la jobardise des esthètes… factice, tordu au possible son style est un écœurement, une perversion, une outrance affligeante et morne. Aucune lueur dans cet égoût !... » *

  Mais n’est pas Céline qui veut et l’entreprise critique reste improbable ! De surcroît, la révolte qui conduit la plume de Marcu Biancarelli est loin de laisser insensible. De sorte que son style agressif mais enlevé finit par toucher, emporter, convaincre. Et que, la lecture terminée, l’on se trouve rapté. Comme Io ou Europe par Jupiter.

  Mais il y faut du temps et de la conviction. Car cette violence surprend. Davantage encore ce style cru, volontiers dépenaillé, ce vocabulaire, volontiers grossier, ordurier même. Et cette façon de parler des autres ― les cons ―, alors même que chacun de nous a fait un jour ou l’autre l’expérience que ces mêmes cons-là provoquent parfois tendresse, émotion, attention. Et que nous sommes souvent perçus, nous-mêmes, comme des cons ! À quelle nécessité d’écriture répond la façon de traiter la maîtresse (injuste, il est vrai, dans son attitude à l’égard de l’enfant) de Porto-Vecchio — « ce bled inculte » — de « connasse » et de « pute » ? Est-ce plus convaincant, plus percutant ? Rien n’est moins sûr. Ce qui se perçoit derrière ce choix délibéré de la vulgarité, c’est encore la révolte. Contre la hiérarchie des valeurs, la distinction langue orale langue écrite, le cru et le cuit. Chez Marcu Biancarelli le cru semble l’emporter sur le cuit, encore que les sauvages, qu’ils soient de Corse ou d’ailleurs, soient davantage perçus comme des « mongoliens » et des « morveux », des « crétins congénitaux », que comme des esprits lumineux dont la fréquentation ne peut qu’être profitable !

  La réponse à tout cela, peut se lire dans « Fracture ». La violence du vocabulaire renvoie chez Biancarelli à la violence subie dans l’enfance, violence des adultes, violence des enfants : « tous ceux-là me disaient déjà la part de haine qu’il me faudrait déverser pour simplement survivre dans le pays qui était le mien ». Dur constat qui nettoie d’un trait la Corse des images idylliques d’antan, que nos mémoires falsifiées continuent d’entretenir, vaille que vaille! Mais qui a dit de l’homme qu’il est bon naturellement ? Que seule la société pervertit ce bon fondement ? Qui peut croire, lisant ces lignes, qu’il en est ainsi ? Qu’est-ce qui oblige les enfants des années 1970 à pareille animosité envers un gamin « immigré » ? Sont-ils déjà inconsciemment viciés par le racisme ambiant ou par les turbulences qui secouent l’île, jour après jour ? N’est-ce pas plutôt méchanceté originelle, inhérente à l’homme, depuis toujours ?

  Peu enclin à baisser la garde devant toutes les formes d’exactions, de tyrannies, d’injustices et de violences faites aux peuples, Marcu Biancarelli dénonce, pourfend, s’insurge. Contre toutes les manipulations et toutes les volontés de domination. Anticolonialiste, antirépublicain, antifrançais, antimilitariste (bien que faisant un usage important du vocabulaire martial dont le titre Vae victis et autres tirs collatéraux donne le ton), pas vraiment nationaliste, Marcu Biancarelli est aussi férocement antinapoléonien. Dans le chapitre intitulé « Célébrations », l’auteur déverse sa rage sur la folie des commémorations. Le bicentenaire du sacre de l’empereur lui fournit l’occasion de dire ce qu’il pense de Napoléon, défini sans ambages comme « le père de notre martyre et de notre honte, le traître ignoble qui accéléra à jamais l’avilissement de sa propre patrie. »

  On peut concevoir, d’un point de vue historique, ce qui motive ce rejet viscéral. Mais peut-on oublier la matière première qui a façonné et écrit Napoléon ? Peut-on faire abstraction — lorsque l’on a été soi-même traité d’immigré — de la haine furieuse que l’obscur petit exilé ajaccien a endurée, tout enfant, de la part des jeunes nobles de France qui étaient confiés, comme lui, au grand lycée de Brienne-le-Chateau ? Peut-on passer sous silence les terribles vexations auxquelles le petit Corse, qui ne parlait pas un mot de français et si mal l’italien, a dû faire front, lui que son accent et son jargon incompréhensibles exposaient quotidiennement aux gorges chaudes de ces congénères, à leur mépris et à leur malveillance ? Comment ne pas prendre en compte la volonté farouche dont l’enfant a dû faire preuve pour surmonter la souffrance imposée par la coupure d’avec sa famille et d’avec sa terre natale ? Par la cruauté d’un internement dans un lycée exposé au froid glacial des vents du Nord qui balaient la Champagne l’hiver ? Il faut se rendre à Brienne-le-Chateau pour comprendre ce qui s’est vécu là, et peut-être décidé en partie, dans la caboche du petit Napoléon, au cours de ces terribles années de formation.

  Vae victis ! Malheur aux vaincus ! Il semble que cette interjection, ambiguë tout de même, sonne comme un appel adressé aux Corses. Non pas appel à la rébellion, devenue inopérante, mais appel au réveil intellectuel, au sursaut culturel. Il faudrait désormais se tourner vers ce qui est en mesure de sauver l’île. La culture. Une culture qui ferait la part belle à l’ouverture sur l’ailleurs. La pratique de l’écriture et la fréquentation de la littérature participent, chez Marcu Biancarelli, de cette culture. S’il reste un espoir de sortir l’île « de son néant humain, sociologique, économique » et les insulaires de l’embastillement dans lequel ils se tiennent ou sont tenus, c’est peut-être par la littérature que cela peut advenir. Ce qu’exprime le personnage de Cianfarini dans Murtoriu. « Il n’y a que l’élévation spirituelle qui sauvera les dernières bribes de votre territoire, votre espace de préservation mentale. »

  Pour Marcu Biancarelli, pour qui il est nécessaire et vital de « chercher ailleurs ce que nous ne connaissons pas », la littérature américaine est sa valeur-ressource. La « grande littérature universelle » qui part de Mark Twain et va jusqu’à Cormac McCarthy, en passant par Jack London et Jack Kerouac. Et si Marcu Biancarelli affectionne à ce point le Jack London de La Route (1907), n’est-ce pas parce qu’il trouve dans cet auteur un écho à sa propre révolte. N’admire-t-il pas en London « le chroniqueur et l’insurgé, le London rebelle et pourfendeur des injustices sociales » ?

  Quant à l’écriture, en grande part motivée par « la tragédie de l’homme broyé, des mondes submergés par la force, des faibles anéantis par les injustices sociales, par la brutalité intrinsèque à toute domination », elle va de pair avec « le désir de parole » et « de résistance ». Une résistance qui passe, « les poings serrés », par « la lucidité sur nous-mêmes et l’élévation du savoir ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

*Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, Éditions Denoël, 1937, page 14.


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