Magazine

Bolaño ne finit jamais !

Publié le 23 mars 2011 par Marellia
À propos de Los sinsabores del verdadero policia, de Roberto Bolaño [Anagrama 2011]
Bolaño ne finit jamais !
Alors qu’est enfin publiée en français l’excellente compilation d’essais, articles journalistiques et conférences Entre parenthèses chez Bourgois (parue en Espagne en 2004), et que 2666 prend la forme d’un gros pavé Folio idéal pour caler une table vraiment bancale, en Espagne est donc apparue en janvier un nouvel extrait du disque dur semble t’il infini de Roberto Bolaño, disque dur qui de jour en jour s’approche plus de la fameuse malle de Pessoa.
Los sinsabores del verdadero policia (Anagrama 2011, traduisible ainsi : Les désagréments du vrai policier) serait un roman inachevé, commencé dans les années 80 et poursuivis jusqu’à sa mort.
Diantre, rien que ça ! se dira sans doute le lecteur, exaspéré à l’avance par une odeur désagréablement mercantile qui semble émaner d’un certain Andrew Willie, dit Le Chacal, nommé par Carolina Lopez, la veuve de l’écrivain chilien, agent littéraire post mortem de Bolaño. Le projet pourtant - et comme nous le rappelle le journaliste espagnol J.A. Masoliver Rodenas dans le prologue qu’il signe - est évoqué maintes fois par l’auteur, notamment dans sa correspondance, au cours des années 90.
Sa publication a entraîné une intéressante réaction du critique Ignacio Echevarria (l’exécuteur testamentaire « nommé » officieusement par Bolaño, puis « destitué » par Carolina Lopez en faveur du fameux chacal évoqué ci avant, Echevarria qui par ailleurs est l’instigateur et le responsable éditorial du recueil Entre parenthèses), pour qui « malgré ce que disent les textes qui accompagnent le livre, il ne s’agit pas d’un roman. Pas dans le sens habituel, du moins – et pour aussi large qu’il soit – que l’on concède généralement à ce terme. Les matériaux réunis sous ce titre pointent des lignes narratives qui conduisirent à 2666, tandis que d’autres restèrent en suspens, inutilisables ou en attentes d’êtres reprisent par l’auteur, s’il avait eu l’envie ou le temps de le faire. Dans ce cas, il l’aurait fait non plus pour les prolonger telles et comme elles s’offrent à nous maintenant, mais pour les réélaborer dans un cadre nouveaux, inévitablement transfiguré par la découverte induite par l’écriture de 2666. »[1]
Bolaño ne finit jamais !
Voilà qui est fort intéressant, mais alors qu’en est-il ? Que valent-ils donc ces désagréments du vrai policier ? Que valent-ils, au-delà de ce début de polémique, polémique qui à l’évidence accompagnera sans faute et de plus en plus chacune des nouvelles extractions de la malle des inédits ?
Après lecture, j’oserais affirmer que ce livre non seulement mérite largement d’être publié, mais aussi – et c’est évidemment là l’essentiel - d’être lu. Certes, et pour simplifier, on peut dire que Los sinsabores n’est que le brouillon d’une première version, voire qu’une rapide ébauche, de 2666. Mais déjà, puisque l’on sait que 2666 est de tous les points de vue le sommet/summum bolañien, difficile de faire la fine bouche, même pour ceux qui ne goûtent guère à s’approcher de trop près des secrets de cuisine, de peur que cela leur gâche le goût du plat. Car, chacun l’admettra, un plat pareil ne saurait être rabaissé ou gâché par quelques ingrédients douteux ou de deuxième choix. De toute façon, la lecture du livre rassurera tout de suite le commensal scrupuleux : loin d’affadir ou de venir troubler ce plat principal et pantagruélique qu’est 2666, Los sinsabores se présente bien comme une épice rare et qui ne fait que souligner, mettre en valeur les saveurs originelles. Contrairement au Troisième Reich de 2010 , le crus Bolaño 2011 n’est pas un écrit de formation (même si à mon avis El tercer Reich est plus que cela, n’est pas qu’un jalon sur le chemin vers le grand œuvre, mais un bon, très bon, roman in its own right), mais un projet abandonné ou mis de côté, car le mammouth 2666 écrasait tout avec ses gros sabots. Ce qui revient à dire que le style, que le fond, que la forme, bref qu’à tous les niveaux, le matériel qui nous y est proposé est à la hauteur du grand œuvre. C’est le meilleur Bolaño, le Bolaño mature, puissant, drôle, ironique, savant, bouffon, tragique, provocateur, etc, etc, que l’on y trouve.
Nombreux sont les points communs avec 2666, bien évidemment. Une structure en cinq parties d’abord, même si ici ces cinq parties ont des liens narratifs et causals directs, ou pour le moins beaucoup plus direct que dans 2666. Les personnages ensuite : Amalfitano et sa fille Rosa, à la fois semblables et forts différents de ceux de 2666, et bien sûr un certain JMG Arcimboldi, qui n’est donc pas ici l’écrivain allemand Benno Von Archimboldi, celui qui dans 2666 semble traverser comme un spectre un siècle de violence, mais bien l’écrivain français, auteur du roman La rose illimitée, que lit en Israël l’un des personnages des Détectives sauvages. Les lieux enfin, ou certains lieux du moins, à commencer par la ville de Santa Teresa.
Bolaño ne finit jamais !
Amalfitano apparaît de prime abord comme le personnage central du livre, mais c’est probablement le jeune poète homosexuel Padilla - avec lequel Amalfitano entretient d’abord une relation amoureuse, puis (après son départ forcé pour Santa Teresa) épistolaire, qui semble au fil de la lecture, et surtout dans le final, occuper cette position centrale. Un centre un peu forcé, néanmoins, car le livre nous étant offert comme un projet abandonné, son centre réel est difficile à cerner. La ville de Santa Teresa, en tout cas, n’occupe pas dans Los sinsabores la place qu’elle prendra dans 2666, et ce malgré que « l’action » soit située, pour une majeure partie du livre, dans cette ville. Si l’on retrouve les frères Negrete (l’un recteur de l’université qui embauche Amalfitano, l’autre chef brutal et douteux de la police), si quelques assassinats de femmes sont évoqués, si l’on y découvre aussi un certain Pancho Monje qui ressemble fortement au futur Lalo Cura, c’est bien autour de l’axe Amalfitano-Padilla, particulièrement à travers leur correspondance, que s’articulent les meilleures pages de ce livre.
Padilla, qui dans les premières pages du livre propose la même « classification » des poètes en folles, tantouses, pédales, etc … que Bolano placera finalement dans la bouche de l’Ernesto San Epifanio des Détectives, entreprend l’écriture d’un livre intitulé Le dieu des Homosexuels. Ce dieu, on le comprendra, c’est le sida, la maladie qui va ronger Padilla. Le spectre de la mort qui semble entourer ce personnage - nouvelle incarnation de cette figure essentielle de la fiction bolañienne, celle du poète raté, du poète qui erre dans bas cotés et les bas-fonds des villes et des bibliothèques - on sent qu’il rode dans tout le livre. Une des intentions probables de l’auteur dans cette première approche du futur 2666 était peut-être d’établir un « parallèle » (même si jamais rien n’est aussi simple ou direct chez Bolaño) entre le sida décimant ces chers jeunes poètes rimbaldiens - mi-voyous mi-artistes hors de toute discipline – figure incarné ici par Padilla, et les jeunes ouvrières des maquiladoras assassiné, victimes expiatoires de la violence, de la corruption, autres maladies, celles d’une Amérique Latine de cauchemar.
Les lettres qu’envois Padilla à Amalfitano sont folles, délirantes, chaotiques, torrentielles. Il n’attend jamais d’ailleurs de recevoir la réponse d’Amalfitano pour en envoyer une nouvelle. C’est une relation épistolaire au fond très autistique, empreinte de douleur et de solitude, mais aussi de fierté et de provocation qui se construit entre ces deux personnages qui semblent parfois perdus, comme en trop, éternels inadaptés. Cette correspondance, et surtout dans les missives de Padilla, devient - à l’instar du livre entier d’ailleurs - une sorte de caléidoscope de micro récits. Sans doute, originellement, cette situation est due à l’inachèvement du livre, à son état paradoxal à la fois d’ébauche d’une œuvre future, et de collection de texte certes fragmentaires mais malgré tout unifié, et surtout d’une qualité et d’une densité d’écriture qui démontre un état de travail très avancé. Ce qui nous est donné à lire au final, c’est une succession de récits, qui en eux-mêmes sont achevés, mais où manque, où n’apparaît qu’en creux, dans les interstices, le squelette général. Ce qui, dirons certains, ne le différencie fondamentalement pas de la plupart des textes de Bolaño. C’est l’éternelle ambiguïté de la publication d’inédits d’un auteur qui a construit son œuvre entièrement autour d’une certaine volonté d’inachèvement et d’ouverture de la narration.
Multiples récits donc, dans la correspondance Amalfitano-Padilla, dans la troisième section du livre, qui se présente comme une suite de résumés, de fiches de lecture des œuvres de JMG Arcimboldi, fiches qui sont autant de courtes nouvelles, de cuentos dans la tradition latino-américaine. Je ne résiste pas d’ailleurs à vous proposer un de ces multiples récits (issus de la correspondance de Padilla, pages 310-312), dans une traduction dû à mes suants efforts (en espérant que je ne vais pas avoir un procès des sbires de Mr « Le chacal » Willie) :

« Ensuite, en forme de post-scriptum ou de curieux ajout, d’une écriture pattes de mouches, Padilla parlait d’un voyage à Gérone, à la maison paternelle d’un des poètes, et du train quasi vide qui les transportaient « dans la petite campagne catalane », ainsi que d’un maghrébin qui lisait un livre à l’envers et auquel le poète de Gérone, éduqué mais condamné à la curiosité, avait demandé si c’était le Coran, ce à quoi le maghrébin répondit affirmativement, la sourate de la pitié, ou de la compassion, ou de la charité (Padilla ne s’en rappelais plus), ce qui incita à ce que le poète de Gérone demande si la pitié (ou la compassion ou la charité) ici discourue s’étendait aussi au chrétiens, ce à quoi le maghrébin répondit également affirmativement, bien entendus, évidemment que oui, il ne manquerait plus que ça, à tous les êtres humains, avec une telle chaleur que cela motiva le poète de Gérone à lui demander si cela s’étendais aussi aux athées et aux homosexuels, et le maghrébin cette fois répondis franchement qu’il ne le savait pas, que lui supposait que oui, étant donnés que les athées et les pédales étaient des êtres humains, bien vrais ?, mais que, la main sur le cœur, lui ne connaissais pas la réponse, peut-être que si, peut-être que non. Alors le maghrébin demanda à son tour au poète de Gérone qu’est ce que lui croyait. Et le poète de Gérone, précédemment offensé, tacitement humilié, lui répondit avec superbe qu’il croyait en ce qu’il voyait par les fenêtres du train, bois, potagers, maisons, chemins, voitures, bicyclettes, tracteurs, en un mot : le progrès. Ce à quoi le maghrébin répondit que le progrès, en réalité, n’importait pas tant que ça. Affirmation qui fit s’exclamer au poète de Gérone que si la question n’était pas celle du progrès, ni le maghrébin ni lui, par exemple, n’auraient ici une si riche conversation dans un train à demi vide. Ce à quoi le maghrébin répondis que la réalité était un mirage, et qu’ils pourraient très bien être à ce moment précis en train de parler dans le désert dans une tante de nomades. Affirmation qui après l’avoir fait sourire fit dire au poète de Gérone qu’ils étaient peut-être en train de parler ou en train de baiser dans le désert. Ce à quoi le maghrébin réplique que si le poète de Gérone était une femme, sans doute aucun il l’amènerait à son sérail, mais étant donné que le poète de Gérone ne semblait être rien de plus qu’une chienne de tantouse et lui rien de plus qu’un pauvre immigrant, cette possibilité ou mirage semblait être fermée. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone que dans ce cas la sourate de la pitié était plus insignifiante qu’une bicyclette et qu’il ferait mieux de surveiller ses mots, vus qu’à plus d’un la pointe de la selle d’un vélo leur était rentrée profondément dans le cul. Ce à quoi le maghrébin répliqua que ça c’était dans son monde, pas dans le sien, où les martyrs allaient toujours avec le visage noble et levée. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone que tous les Arabes qu’il avait connu étaient soit des escort boys [2] soit des voleurs. Ce à quoi le maghrébin répondis qu’il n’était pas responsable des amitiés qu’une cochonne de tantouse pouvait entretenir. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : cochonne et tantouse, d’accord, mais est-ce que tu serais chaud pour que je te fasse un pompier ici même ? Ce à quoi le maghrébin répliqua que la chair est faible, et qu’il devrait s’habituer à ce tourment. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : ouvre ta braguette et laisse moi te la sucer, mon mignon. Ce à quoi le maghrébin répondit que plutôt mourir. Affirmation qui fit dire au poète de Gérone : je serais sauvé ? Moi aussi je serais sauvé ? Ce à quoi le maghrébin répondis qu’il ne le savait pas, que franchement il ne le savait pas.
Ca m’aurait plus, concluais Padilla, me l’emmener à un hôtel, c’était un maghrébin ouvert à la poésie du monde, mais sûr que personne ne la lui avait jamais mise au cul. »

Bolaño ne finit jamais !
La solitude, la sexualité comme absolu et comme violence plus ou moins contenue, la maladie, la corruption, et l’histoire (le titre de la première des cinq sections est La chute du mur de Berlin, tandis que plusieurs épisode de la guerre mexicaine contre les troupes françaises de Maximilien sont évoqués, sans oublier un chapitre dédié à l'analyse d'une sculpture célébrant les victoires de cette même guerre), voilà autant d’éléments qui nous rapprochent inexorablement de 2666. À la lecture de ces désagréments du vrai policier, on ne peut que se demander – en suivant ce que suggère Echevarria – si ne s’y trouvent pas certains éléments que peut-être, et bien sûr en les retravaillant, en les recontextualisants, s’il en avait eu le temps Bolaño auraient réellement inclus dans 2666, car certains des éléments du binôme Amalfitano-Padilla peut-être auraient pu y trouver une place. Mais, cela n’est que conjecture, et au-delà de toute conjecture, au-delà également des redites (certaines pages que l’on trouve ici, seront réutilisée quasi in extenso par l’auteur dans les Détectives sauvages et dans Etoile distante), le lecteur trouvera largement de quoi se sustenter, et verra encore une fois (comme si besoin était) de l’importance de cette immense œuvre ouverte et pourtant si clairement délimité, cette œuvre que le lecteur à chaque nouvelle lecture arpente et reconstruit pour lui-même.
Un dernier mot sur ce titre mystérieux. Qui est-il ce « vrai policier » ? Peut-être s’agit-il du personnage de Pancho Monje (celui qui deviendra Lalo Cura dans 2666), un jeune homme originaire de Villaviciosa (la « ville d’assassins » évoqué dans 2666, sur laquelle dans Los sinsabores nous apprenons plus) qui est recruté pour devenir d’abord garde du corps d’un magnat de la ville avant de devenir policier. Mais peut-être la réponse est-elle dans cette assertion de l’auteur, à propos du titre (citée dans le prologue de Masoliver Rodenas) : « le policier, c’est le lecteur, qui cherche en vain à ordonner ce roman possédé par le démon ».
[1] On peut lire en VO l'article D'Echevarria (écrit pour la revue culturelle d'Argentine Pagina 12) ici
[2] le terme en VO est "chaperos", qui désigne en Espagne les gays qui se prostituent, mon anglicisme déplaisant est ce que j'ai trouvé de mieux. Qu'on ne m'en veuille pas, je ne suis pas Robert Amutio (le traducteur français de Bolano).

Retour à La Une de Logo Paperblog